Angèle se laissa tomber à genoux.
Elle essayait de parler et ne pouvait. Toute l’angoisse que peut endurer une créature humaine sans mourir était sur son visage.
– Madame, madame! balbutia-t-elle enfin, ayez pitié de moi, je les aime tous les deux!
Elle disait cela comme les pauvres petits qui demandent grâce. Marguerite détourna les yeux.
– Madame… répétait Angèle qui se traînait sur ses genoux, je suis en votre pouvoir. Je ne veux plus de la fortune! Les titres, j’y renonce! Nous irons hors de France, loin, bien loin… si loin que nous ne nous gênerons plus. Madame! oh! madame, vous n’avez pas mesuré ma torture. Je vous en supplie…
– Il faut choisir, prononça tout bas Marguerite.
– Écoutez-moi! reprit la duchesse dont la voix changea, et nous devons l’avouer, une lueur cauteleuse s’alluma dans sa prunelle, car, même à cette heure navrée, sa partialité maternelle n’était pas morte, écoutez-moi, je ne vous tromperai plus. Je vous donnerai le vrai de Clare, celui dont le nom est dans l’acte de naissance, le duc Albert, cette fois, pour épouser votre Clotilde… Mais laissez vivre mon autre enfant.
– Non! dit Marguerite.
Angèle bondit sur ses pieds. Tout son sang rougit son visage. Elle se rua sur Marguerite qui la reçut de pied ferme. Un instant leurs deux visages terribles et superbes se touchèrent presque. Leurs yeux se brûlaient. Vous eussiez dit deux tigresses qui vont s’entre-dévorer.
– C’est moi qui vais te tuer! râla Angèle, j’ai la force, je le sais; j’en suis sûre, j’ai la rage… Ah! prends garde!
Au lieu de reculer, Marguerite avança la tête.
Leurs bouches se touchaient presque, comme pour un baiser. Et Marguerite dit avec un rire convulsif:
– Folle! tu parles de tes enfants! oh! folle! folle! moi, je me bats pour quatre-vingts millions!
Elle se dégagea d’un seul effort, irrésistible et froid comme l’or lui-même, et gagna la porte. Sur le seuil elle se retourna pour ajouter:
– Ici, dans un quart d’heure, celui qui doit mourir! Je le veux, il le faut! Sinon, ils mourront tous les deux!
Angèle se laissa tomber comme une morte.
Il n’y avait aucune exagération dans ce que Marguerite avait dit tout à l’heure à Angèle.
Le conseil donné par le colonel, la nuit dernière, lors de son invasion à l’hôtel Fitz-Roy, avait été suivi à la lettre, et ce soir, toute la bande Cadet était sur pied.
Si bien déchue que fût la frérie des Habits Noirs, quelque chose restait de sa redoutable organisation. L’espace de temps compris entre six heures du matin et midi avait suffi pour lever le ban et l’arrière-ban des joueurs de poule de L’Épi-Scié, et pendant qu’une garnison suffisante occupait à bas bruit l’hôtel de Souzay qui, du dehors, avait l’air de la maison la plus tranquille du monde, Pique puce (M. Noël), Cocotte et d’autres habiles contre-chassaient les valets de M mede Clare pour les retenir loin de l’hôtel.
Tant que les gens de service ne revenaient pas, il n’y avait absolument rien à craindre pour les envahisseurs de l’hôtel.
La duchesse, en effet, ne voyait personne, sauf le Dr Abel Lenoir, et l’ordre était donné, aux sentinelles de la bande Cadet, de laisser entrer le Dr Lenoir, s’il se présentait.
Pareille consigne existait pour Pistolet.
Pareille pour mademoiselle Clotilde.
Quant aux autres visites qui auraient pu venir par hasard, Amédée Similor, traître à l’amitié d’Échalot et séducteur de la vieille Rose Lequiel, avait revêtu la grande livrée de Clare.
Il se tenait quelque part au rez-de-chaussée, jouant à merveille son rôle de valet, et tout prêt à répondre que les maîtres de la maison étaient absents.
Au grand salon donnant sur l’avenue, se trouvaient une demi-douzaine de braves, sous la présidence du Dr Samuel; nous avons vu Cadet-l’Amour au jardin fumant sa pipe, et la seule fenêtre du voisinage donnant sur les derrières de l’hôtel était occupée par le bon Jaffret, qui avait pris, avec ses bouvreuils, possession du pied-à-terre de Marguerite, rue de La Rochefoucauld.
C’était le quartier général. Tous les Maîtres de la bande Cadet ayant abandonné leurs logis aujourd’hui même (et ce n’était pas trop tôt), on avait choisi ce lieu pour se réunir en cas de besoin et délibérer.
D’après ces dispositions, toute la partie de l’hôtel de Souzay qui regardait les jardins était libre; l’autre moitié, celle qui avait ses croisées sur l’avenue menant à la rue Pigalle, était en rigoureux état de siège.
Quant aux habitants mêmes de l’hôtel, nous savons où était M mela duchesse; Albert, couché tout habillé sur son lit, dormait d’un bon sommeil, suite d’une crise favorable, provoquée par l’explication de ce matin, et ne se doutait de rien. Depuis que les Habits Noirs étaient entrés dans la maison, il ne s’était produit aucun bruit qui pût l’éveiller.
Le prince Georges, Lirette et M. le comte de Comayrol étaient réunis au petit salon où l’entretien allait comme il pouvait.
Il n’y avait personne dans la chambre de Georges, ni dans celle d’Angèle, où Clotilde, guidée par le hasard, ne devait pas tarder à entrer.
Il faisait nuit déjà quand elle arriva. Personne ne mit obstacle à son passage, et ce fut à l’aventure qu’elle poussa la première porte qui se présenta entrouverte devant elle.
Quelques instants après Clotilde, le Dr Abel Lenoir franchit le seuil de la porte cochère.
Il était inquiet, on n’avait retrouvé la trace d’aucun des membres de la bande Cadet, et Pistolet venait de lui apprendre que, dans la journée, des descentes de police avaient eu lieu simultanément à l’hôtel Fitz-Roy, chez la comtesse Marguerite de Clare et chez le Dr Samuel.
On le laissa pénétrer comme Clotilde jusque dans la maison; mais plus clairvoyant que la pauvre jeune fille, il ne put manquer de «sentir», dès les premiers pas, qu’il y avait là quelque chose d’anormal et d’extraordinaire.
Il entra néanmoins, monta l’escalier du premier étage et se dirigea, selon son habitude, vers la chambre de la duchesse. Au moment d’y pénétrer, il entendit que l’on causait dans le boudoir. C’était la fin de l’entretien d’Angèle et de Marguerite.
Quelques instants après encore, une troisième personne arriva par la rue Pigalle.
C’était un homme qui marchait avec beaucoup de peine, et dont on ne pouvait voir le visage, caché sous deux bandes de toiles croisées.
Celui-ci n’étant pas signalé à la consigne, deux sentinelles dissimulées derrière les arbres, sortirent de leur abri et l’abordèrent.
– Ce n’est pas la rue ici, l’ami, dit l’une d’elles, reprenez la porte.
Mais l’autre, l’interrompit, disant:
– Tu ne reconnais donc pas, le Manchot! Et dans quel état!
Les deux hommes reculèrent d’un même mouvement.
L’un deux, qui était presque un enfant, mit pourtant de la gloriole à vaincre cette répugnance instinctive et se rapprocha.
– On va donc rire cette nuit, Clément? demanda-t-il, faisant allusion au sinistre métier du malheureux; j’ai idée qu’ils t’attendent… Ne fais pas le fier: c’est moi, Saladin, le petit de Similor.
Il se rengorgea en prononçant ce nom illustre. Le Manchot l’écarta et passa sans répondre.
– C’est bon! fit Saladin en regagnant son arbre; paraît que ce qu’on dit est vrai. L’Amour t’a arrangé, et tu n’es pas de bonne humeur. Si tu ne veux pas attraper une autre danse, ne te promène pas dans le jardin!
Parvenu au bout de l’avenue, le Manchot, au lieu de s’introduire dans la maison, tourna sur la gauche pour gagner le passage qui menait au jardin. Il se glissa derrière les massifs et guetta, collé au tronc d’un tilleul.
Читать дальше