Passer au bleu
Ce qui passe au bleu, qui est « escamoté », est précisément une chose qui ne dépend pas de nous, mais que l’on attend, soit parce qu’on la désire (une augmentation, des vacances), soit parce qu’on la redoute (une amende, une facture). Dans tous les cas il y a quelque chose d’un peu illicite dans l’opération. En outre si nous en sommes l’exécutant nous faisons passer quelque chose au bleu.
Ces remarques font que je ne suis pas entièrement persuadé que l’explication que donne M. Rat de cette locution soit la bonne, mais je n’en ai pas d’autre ! Elle viendrait selon lui d’un temps où les ménagères, ne disposant pas de la pléthore des détergents actuels pour laver leur linge sale en famille, ne pouvaient compter pour escamoter les traces rebelles que sur une poudre de cobaltine appelée bleu d’azur ou bleu de lessive, laquelle donnait au tissu une vague teinte bleutée lors du dernier rinçage.
Certes, on passait effectivement « le linge au bleu », mais ça n’avait rien de louche ni de décevant pour qui que ce soit.
Dans un sens un peu analogue les Anglais disent washout (lavé, lessivé). Leur mot vient du jargon de la marine au temps où les messages étaient écrits sur une ardoise que l’on transmettait et que l’on « essuyait » après usage. On pouvait donc les « laver » avant qu’elles aient atteint leur destinataire. Le mot était en vogue pendant la Première Guerre mondiale — se pourrait-il qu’il y ait eu des pratiques similaires dans notre marine ?…
LE THÉÂTRE
Varier à la cantonade
Parler à la cantonade c’est parler haut dans une assistance où l’on ne s’adresse à personne en particulier. « La patronne du café parut à la porte de l’arrière-salle et cria, à la cantonade : “On demande Thibault au téléphone”. » (Martin du Gard.)
L’expression vient du langage du théâtre. Un acteur lance une réplique à la cantonade lorsqu’il s’adresse à des personnages qui ne sont pas en scène, et que l’on suppose évoluer en coulisses, au-delà du décor. En effet on appelait autrefois cantonade « l’un et l’autre côté du théâtre, où une partie des spectateurs était assise sur des bancs. » Pourquoi ce mot ?…
En occitan la cantonada (prononcé « cantounada ») désigne l’angle extérieur des murs d’un bâtiment, formé de l’imbrication des grosses pierres de taille qui en assurent la solidité — autrement dit le coin de la maison. C’est la même famille angulaire qu’un canton (« cantou »), un coin, spécialisé quelquefois en « coin du feu. »
L’usage de l’expression remonte à la fin du XVII e siècle : « Le mot a probablement été introduit en français par une des nombreuses troupes qui ont joué temporairement dans le Midi. » (Bloch & Wartburg.) Cette hypothèse me paraît d’autant mieux fondée que ces troupes dressaient, comme aujourd’hui les soirs d’été, leurs tréteaux en plein air, adossés à une maison ou une grange du village, et que la scène se trouve alors délimitée de chaque côté par les deux cantonadas de la façade ou du pignon qui servent de « fond du théâtre. »
Beaucoup de gens lancent aujourd’hui leurs propos à la foule ; hommes politiques, harangueurs, prêcheurs et échotiers télévisuels s’adressent, en quelque sorte, à la cantonade… Délicate ironie des sources : souvent cela veut dire qu’ils parlent, en fait, à des coins de murs !
Faire un four
Ce four, à juste titre tant redouté par les gens du spectacle, a déjà fait couler beaucoup d’encre — noire bien entendu. Quand le four est passager, et comme accidentel — « Ce soir on a fait un four, il n’est venu personne » — c’est un moindre mal ; mais l’expression s’applique généralement à un échec définitif : la pièce a fait un four, le film a fait un four — ils ont été retirés très rapidement de l’affiche par manque de public, avec tous les désagréments financiers que cela comporte.
On y a vu des tas d’explications. Pour Littré qui donne également faire four comme usuel au XIX e siècle, l’image venait de l’obscurité de la salle les soirs où on ne jouait pas, faute de spectateurs — salle « aussi noire qu’un four. » Certains ont retenu une expérience de couveuse artificielle — un four où les œufs mis à incuber avaient cuit dur au lieu de donner des poussins ; anecdote impossible comme souvent dans ces cas-là, parce que l’expression est beaucoup plus ancienne.
M. Rat suppose un jeu de mots, sur « pièce de four », tarte ou galette, et qu’on a appelé ainsi, « au figuré, pièce de four, une pièce jouée par une température caniculaire, où le public fuyait les salles de spectacles. » Furetière ne propose rien mais il donne l’expression intacte, inchangée depuis le XVII e siècle : « En termes de comédiens, on dit, Faire un four, pour dire qu’il est venu si peu de gens pour voir la représentation d’une pièce, qu’on a été obligé de les renvoyer sans la jouer. »
Cela arrivait donc déjà dans le bon vieux temps !…
Je crois que l’érudit Gaston Esnault fournit la véritable clef du problème. Il relève au XVI e siècle dans la langue des malfrats, le mot éclairer au sens d’« apporter de l’argent » — à cause de la brillance de l’or, je présume, peut-être même plus précisément par jeu sur les fameux « écus au soleil. » (Voir Avoir du bien au soleil, p. 279.) Toujours est-il que le mot s’employait encore au siècle dernier dans des sens dérivés ; Delvau dit « éclairer, montrer son porte-monnaie à une fille avant de l’engager », et Littré cite le respectable « éclairer le tapis, mettre devant soi la somme que l’on veut jouer. »
Donc une pièce qui « n’éclaire pas », dit G. Esnault, ne rapporte aucun argent, aucune recette. Dans ces conditions et par opposition de métaphore : « il fait noir, dont le superlatif est, comme dans un four. » Il relève dans l’argot des voleurs à la tire en 1911, faire un four, pour « ramener un porte-monnaie vide », et dans le langage des comédiens en 1866 : « avoir le vicomte du Four dans la salle, prévoir que le spectacle sera sifflé. »
Ces raisons me paraissent d’autant plus convaincantes que le four comme symbole d’obscurité — donc de « non-éclairage » — est très ancien : « Il pleuvait et gelait et faisait noir comme dans un four », au début du XVI esiècle, et Furetière dit : « On appelle figurément & hyperboliquement un four, un lieu obscur & sombre. Je ne veux point de cette chambre, c’est un four. »
D’autre part, il faut savoir que les comédiens ont toujours plus ou moins fait partie de la catégorie des gueux — et ça ne s’arrange guère ! Jusqu’à une époque récente où ils se sont recrutés dans la bourgeoisie, ils étaient d’origine et de fréquentation que d’aucuns diraient canaille, la vénalité de leur emploi les assimilant presque, les femmes surtout, au monde de la prostitution. Aux XVI e et XVII e siècles, à la fois recherchés et mal acceptés, ils menaient une existence quasi errante, et à part les quelques vedettes des créations connues, ils vivaient dans un univers plus proche de la cour des Miracles que de celle du Louvre ou de Versailles. Il n’est donc pas surprenant qu’ils aient employé le langage codé du type « éclairer » et « faire un four » à l’instar du premier tire-laine venu.
Reste qu’il est tout de même assez ironique qu’un « four » soit précisément ce qui ne produit pas de « galette » !
Faire un bide
Plus moderne, mais non moins désagréable, est le bide, l’échec complet, qui s’emploie de plus en plus parmi les professionnels à la place du « four », calquant d’ailleurs la même construction : on a fait un bide, ou un bide noir, par glissement de « four noir. »
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