Ce travail donnait un mal de chien, et il me semblerait justifier suffisamment l’expression « donner du fil à retordre », par comparaison au filage proprement dit qu’une fileuse entraînée depuis l’enfance effectuait par routine et sans y penser. « On dit aussi qu’on a bien donné du fil à retordre à quelcun, pour dire qu’on lui a bien donné de la peine et de l’embarras. » (Furetière.)
Toutefois, P. Guiraud est d’une opinion différente : « Donner du fil à retordre, “donner de la peine” me semble — dit-il — un jeu de mots technique, les métiers étant une des principales sources de ce type de calembours. La peine, en effet (du latin pedimus) désigne le fil de la chaîne d’une étoffe et qui forme une frange lorsqu’on enlève la pièce du métier. Cette peine est donc un fil qui doit être tordu, retourné à l’intérieur de la trame pour former la lisière. »
Outre que retourner cette frange n’est pas « retordre » (le mot semble avoir toujours eu un sens technique précis), on voit mal comment cette opération très simple, et qui ne donne précisément aucune « peine », aurait pu produire le calembour. Par contre « tordre » véhicule une idée d’adresse ou de force physique, avec le sens parfois de maîtriser quelque chose, dont « retordre » a dû profiter. Je n’arrive pas à le tordre, peut vouloir dire « je ne peux pas en venir à bout. »
Être cousu de fil blanc
L’essentiel pour une couture est de passer le plus possible inaperçue, surtout s’il s’agit d’un rapiéçage. La meilleure façon de la rendre discrète est d’utiliser du fil de la même couleur que le tissu ; sur une étoffe teinte en foncé, comme l’est généralement celle de nos habits, l’erreur est de coudre avec du fil blanc, celui qui tranche le plus et fait ressortir davantage la pièce rapportée. « Vos finesses sont cousues de fil blanc ; enfin tout le monde les voit », dit en 1594 la Satyre Ménippée.
Filer un mauvais coton
« On dit proverbialement, Cela jettera un beau coton, pour faire entendre, qu’une chose mal entreprise produira un mauvais effet & qu’elle sera désavantageuse à ceux qui l’ont commencée. Cette façon de parler, quoiqu’elle ait passé de la ville jusqu’à la Cour, est basse & ridicule. » Tel était le sentiment de Furetière sur cette expression et c’est peut-être pour être moins ridicules que nous disons, depuis le XIX e siècle, « filer un mauvais coton. »
P. Guiraud, suivant en cela M. Rat, donne ici une interprétation arboricole : « Filer un mauvais coton, “être dans un mauvais état de santé ou d’affaires”, s’explique par la forme primitive de l’expression qui est jeter un mauvais coton. Jeter signifie “émettre une sécrétion”. On dit par exemple jeter sa gourme qui est une sorte d’inflammation boutonneuse qui atteint les petits enfants […]. Jeter un mauvais coton aura donc pu se dire d’un cotonnier qui produit des boutons maladifs, et coton aura entraîné la pseudo-motivation filer. »
Sans vouloir porter ombrage à l’éminente érudition de M. Guiraud, je trouve assez étonnant que les gens du XVII e siècle, et le peuple de Paris de surcroît, se soient intéressés d’aussi près aux cotonniers, ces arbres exotiques d’Inde ou d’Égypte, au point de nommer, sans les avoir jamais vus, une de leurs maladies possibles, et d’en faire une locution courante… Tout au plus pouvaient-ils savoir — Olivier de Serres le dit — que les cotonniers « jettent » du coton, et à la rigueur en faire une plaisanterie. Une étoffe vieillissante « jette » en effet une bourre cotonneuse qui est la marque de son usure, et qui laisse prévoir des déchirures, des accrocs, bref une détérioration complète du tissu dans un proche avenir. C’est là l’interprétation donnée par G. Esnault, lequel note aussi pour 1692 « jeter un vilain coton. »
Par contre il semble logique que le « coton » de la locution ait conduit à « filer », peut-être à cause des premières machines défectueuses au XVIII e siècle, peut-être aussi par attraction avec une autre expression courante et ancienne : filer sa corde, qui voulait dire se livrer à des activités qui ne pouvaient qu’entraîner une fin désastreuse.
Qui plus despend que n’a vaillant
Il fait la corde à quoy se pend.
(Corgrave.)
Il y a là une parenté certaine, surtout au sens que relève Furetière de chose « désavantageuse à ceux qui l’ont commencée », qui a pu produire le croisement.
Faire la navette
Une navette (diminutif de nave ou nef vaisseau, à cause de sa forme en « petite barque ») est l’outil du tisserand qui va et vient inlassablement sur la chaîne du métier à tisser pour passer le fil de la trame. Le sens d’aller et retour constants parle de lui-même. Elle a prêté à d’autres comparaisons ; selon Furetière, « on dit proverbialement d’une femme qui caquette bien, que la langue lui va comme une navette de tisserand. »
Battre à plate couture
Les étoffes robustes et épaisses d’autrefois n’étaient pas d’un maniement aisé, particulièrement les draps de laine dans lesquels on taillait les vêtements. Les coutures neuves se pliaient mal et formaient des bourrelets qu’il fallait aplatir et assouplir en les battant vigoureusement à l’aide d’une courte latte. Bel exutoire sans doute pour le tailleur, que cette raclée assenée symboliquement au client par justaucorps interposé ! De là probablement rabattre les coutures à quelqu’un, lui passer la bastonnade, et rabaisser son orgueil, comme si l’on exécutait le travail de finition sur le dos même de la personne.
Quant à battre à plate couture, le passage est moins évident. L’expression semble s’être appliquée de bonne heure à une troupe ou à une armée « défaite. » On trouve au XV e siècle chez Ph. de Commynes : « Ceux-là furent rompus à plate couture et chassés jusques au charroy. » Plus tard Furetière dira : « On dit figurément qu’une armée a été défaite à plate couture ; pour dire, entièrement & sans ressource. »
Or, il arrive que dans la bataille l’habit maltraité se rompe, que les coutures, à force d’être « battues à plat », s’écartèlent, sur le bonhomme. Rutebeuf, au XIII e siècle, fait cette curieuse description :
Toute est deroute [203] Rompue, dispersée.
(la robe) par devant
N’i resmest mes [204] Reste plus.
cousture entiere
Ne par devant ne par derriere.
Il est possible qu’il y ait surimposition d’images entre la dislocation d’un habit et le démantèlement d’une armée « défaite. » De plus il existait dans l’ancienne langue un verbe coutre qui à côté de cosdre voulait dire aussi bien « coudre » que « se jeter dans la mêlée », ainsi que cotir, pour « heurter de front. » Dans le Roman de la Rose un rocher est ainsi battu par la mer :
Li flot la hurtent et debatent,
qui tourjouz a lut se combatent,
et maintes foiz tant i cotissent
que toute en mer l’ensevelissent.
Je pense que les costures, « désarrois », et les coustures « bien battues » ont dû ainsi que les déroutes faire s’emmêler quelque part les gestes brutaux du tailleur avec les assauts de ceux qui, non moins brutalement, « en décousent. » Cela aura rapproché par jeu de mots les défaites à plate couture et les écrasements sans merci.
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