13 février 2001
Le mouton, le doux et tendre mouton, que le Petit Prince souhaitait qu’on lui dessine, est dans notre civilisation, et tout autour de la Méditerranée, à la fois un symbole de douceur et un élément précieux de l’alimentation humaine. Le mouton se disait ovis en latin, d’où ovin et ovidé , alors que l’animal jeune s’appelait agnus : le petit agnellus est devenu agneau . Aujourd’hui, les Français consomment en fait de l’agneau, rarement du mouton adulte.
Le mot mouton vient du terroir gaulois, ce qui est rare pour les noms d’animaux comestibles. Au milieu d’une nuée de mots latins, le multo gaulois a résisté et le multon , devenu mouton , qui désignait d’abord les béliers et les mâles châtrés, s’appliqua à l’ensemble de l’espèce.
C’est un mot utile, comme bœuf ou porc , mais aussi un mot culturel. Les célèbres moutons de Panurge décrits par Rabelais, qui se jettent à l’eau uniquement parce que Panurge en avait flanqué un à la baille, se sont fait une réputation de suivisme imbécile. Comme d’habitude, on prête aux animaux des comportements humains.
Gardons-nous d’être moutonniers et de prendre une mise en garde pour une incitation à la panique. Après la folie collective qui nous a poussés à renâcler devant de parfaites entrecôtes, par peur d’une maladie rarissime dans l’espèce humaine, cela entre deux cigarettes et avant de filer sur des routes meurtrières avec quelques grammes d’alcool en trop dans le sang, allons-nous trembler devant la tremblante du mouton ? Le principe de précaution porte sur des probabilités. Comme nous ne sommes pas familiers avec cette ésotérique science qu’est le calcul de ces probabilités, nous le remplaçons par une petite psychose. Donc, plus de cervelle d’agneau et demain peut-être, moins de gigot, de carré, de baron… du même agneau sacrifié, avec les éleveurs, sur l’autel de la déesse Précaution. Les scientifiques ou présumés tels, qui se débattent entre ignorance et probabilité, se protègent ; les décideurs se protègent ; chacun se protège avec d’autant plus d’ardeur que le danger est improbable. Mais on dirait que les mots ont leur mot à dire. Peut-être que la vache folle aurait moins terrifié en français, si le mot vache ne nommait pas un comportement méchant, la vache ! Mais le mouton, le petit mouton, le blanc mouton, quelle injustice… Nous traitons l’estimable filière ovine comme un troupeau de moutons enragés.
16 février 2001
Les progrès foudroyants de la biologie au XX e siècle furent surtout sensibles dans le domaine génétique. Ce terme avait été créé en allemand au début du XIX e siècle pour qualifier ce qui concerne la génération et l’hérédité, ce qui évoque la naissance et la transmission de la vie.
Quant au nom, la génétique , c’est une création anglaise due au biologiste Bateson, diffuseur des idées du génial découvreur des mutations des végétaux, Mendel. Créée en 1905, la génétique devint vite une science à part entière, et le génie génétique se mit, quelques décennies plus tard, à manœuvrer, à manipuler, à modifier les gènes , parties des chromosomes responsables de l’hérédité.
Ayant à peine compris la nature, la science voulut agir sur elle : telle est la tentation humaine, agir avant de savoir, et cela a donné le progrès, avec ses effets imprévisibles et parfois négatifs. Il arrive que la morale conduise à regretter le progrès, alors que la curiosité, la volonté de puissance et l’appât du gain poussent vers l’expérience.
Transgresser les données de la nature, qui n’est pas toujours aimable, puisque la maladie et la mort sont parfaitement naturelles, voilà qui était inscrit dans les gènes humains. On ne s’est pas gêné avec le génome, car où y a d’la gêne, n’est-ce pas…
De là une volonté de trans-genèse ( transgenesis , en anglais, apparaît en 1973). Celle-ci n’est autre qu’une manipulation par introduction d’un ou de plusieurs gènes d’une autre espèce. Organisme génétiquement modifié ou manipulé, OGM, organisme transgénique, c’est la même chose. Ces changements coûtent cher et peuvent rapporter gros. Ils sont faits pour améliorer, mais on ne maîtrise pas toujours leurs effets ; on les accepte ou on les craint. L’optimisme américain est-il naïveté ou esprit d’entreprise sans conscience ? La méfiance européenne est-elle justifiée, ou simple peur irrationnelle ?
Le maïs transgénique, qui n’en peut mais, déclenche les passions ; les biologistes n’avaient pas prévu cela. La science est devenue politique et économique et, dans ces secteurs, on tient compte de l’opinion. Encore faut-il l’éclairer.
23 février 2001
Cette activité est souvent appelée « le plus vieux métier du monde », ce qui est provocateur, car il semble que l’agriculture et l’artisanat étaient un peu plus nécessaires à la survie de l’espèce. La prostitution, dont il est question périodiquement, évolue comme toute chose, mais évolue en mal. Son caractère scandaleux était lié aux tabous sexuels et, surtout au XIX e siècle, à l’hypocrisie de la société bourgeoise. Mais son aspect commercial en a fait l’une des pires formes d’exploitation de l’être humain. On parle à juste titre de nouvel esclavage, oubliant l’utilisation sexuelle des jeunes femmes dans toutes formes d’esclavage, même antique.
S’étendant aujourd’hui aux jeunes hommes et aux enfants — on n’arrête pas le progrès ! — , la prostitution, sous ses diverses formes, est devenue un trafic international où le corps humain, comme la drogue ou n’importe quel produit interdit et convoité, est un pur objet, une marchandise. La poésie douteuse et pittoresque de la prostituée d’antan, méprisée par le bourgeois, généreuse souvent, survivant en vendant librement son corps, s’est changée en un mythe complètement dépassé.
Le mot prostitution a pris le sens que nous lui connaissons au XVII e siècle. On en parlait depuis le Moyen Âge, mais c’était un équivalent de « débauche », sans idée de commerce. C’est en fait un terme de religion, qui dit, en latin pro statuere , « placer devant, exposer aux regards », et qui s’est appliqué aux marchandises à vendre. En pro-stituant des êtres humains, on les livre en effet à un commerce d’argent. De même, en se prostituant, le mot dit seulement qu’on s’expose : ce fut le sens de ce verbe au XVI e siècle. Ceux qui s’exposent, d’une certaine manière, se prostituent ; ils se compromettent. Sans agressivité, on pourrait dire que toute parole publique est prostituante. Mais cela peut être une honnête prostitution. En revanche, devenue commerce, la vraie prostitution change de nature. La réprobation qui accablait les prostituées, qualifiées de « sales » (avec l’ancien adjectif put , féminin pute , qui a cristallisé des tonnes de misogynie hypocrite), retombe enfin sur les responsables et les profiteurs de la prostitution traditionnelle, les proxénètes , mot grec qui signifie « courtier », les macs, les jules. Le « pain des jules », condamnable mais artisanal, s’est transformé en industrie secrète, commerce d’esclaves organisé par des mafias dont l’argent se blanchit dans d’honorables banques. On parlait, de manière légèrement raciste, de « traite des Blanches ». Il faut dire aujourd’hui, plus généralement, « traite d’esclaves », traite , comme on le disait simplement à l’époque du commerce des esclaves noirs.
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