Tous les mots tirés du latin vocare continuent d’exprimer la parole. Avouer , dire en reconnaissant sa culpabilité ; convoquer , en appelant ; invoquer , en s’adressant à une instance supérieure.
Faut-il en conclure qu’on ne peut qu’invoquer le chef de l’État français, qui siège à l’Élysée — séjour des dieux —, et non pas le convoquer ? Le juge Halphen n’a pas hésité à le faire, pour obtenir un simple témoignage, que l’Élysée lui refuse avec hauteur.
Demande et refus ont pour objet la parole. Il en va de même pour les invocations sans conviction, les omertà , les silences, les convocations qui tombent à l’eau et tous les désaveux. Mais la parole ne suffit pas : les faux aveux, les aveux extorqués, les appels piégés trahissent la vérité, ce qui est pire que la taire.
Reste que le silence rend les soupçons plus pénibles, et ne les apaise jamais. Si avouer signifie « reconnaître », le refus d’aveu est une trahison. Quand Guy Georges, après avoir demandé pardon à ses victimes et à leurs familles, s’est demandé pardon à lui-même, ce qui a pu étonner, il reconnaissait en fait qu’il ne fallait pas trahir sa vérité. Naguère, on appelait cela « soulager sa conscience ».
18 mars 2001
Encore dans le choix du « français comme on l’aime [18] Choix de mots proposés pour une semaine célébrant la francophonie.
», on trouve un mot sympathique et dangereux, politique et poétique, utopie .
Mot des temps modernes, puisqu’il fut inventé au XVI e siècle en latin par un grand penseur anglais, Thomas Morus, dans un texte où il décrivait « l’île nouvelle Utopia », île où règne le meilleur régime possible, désigné par un mot latin qui, malgré son antiquité, avait de l’avenir, republica . De manière à prévenir les lecteurs qu’il ne sera pas facile de visiter cette île de la meilleure république, Thomas More l’appela en grec « Sans lieu », du négatif ou et de topos , « lieu, endroit ».
Le rêve social généralisé n’est plus d’actualité, mais l’idée et le mot utopie ne se sont pas vidés de sens et de pouvoir. Ils sont passés dans de nombreuses langues, en français à partir de Rabelais, et quasiment dans toute l’Europe. Le poète libanais Salah Stétié nous rappelle que la langue arabe dit utobia ou at-tuba et qu’on a appliqué le terme à la fiction philosophique d’Aboubaker, qui évoquait au XII e siècle l’éveil de la conscience humaine dans une île déserte : traduit en latin, ce récit a été lu par Thomas Morus, lui donnant l’idée de ce « nulle part » idéal.
Car l’utopie est nécessaire, c’est un développement du rêve et de l’espoir : espoir de liberté, d’égalité, de fraternité pour les humains — cela rappelle quelque chose aux Français. Mais son nom avertit que cet idéal existe « nulle part ». Malgré l’ironie du socialiste Engels, qui se voulait « scientifique », les utopistes Proudhon, Fourier et d’autres nous ont fourni de belles idées, pas moins réalisables que d’autres.
L’utopie habite toutes les grandes démarches politiques. Dans les élections, les programmes et les promesses témoignent d’intentions, d’idées, qui sont raisonnables, parfois généreuses, mais qui se cassent le nez devant les pressions de la réalité, c’est-à-dire des lieux et du temps. Faire entrer dans le « ici et maintenant » les rêves et les désirs de l’utopie, c’est ce que tentent de faire les meilleurs politiques : mais s’ils restent dans le non-lieu, c’est l’échec. Aussi bien, la proximité, le terrain, c’est-à-dire le « quelque part », ne font pas oublier les « autres parts ». Si la politique s’en tient au réalisme local et au pragmatisme, elle risque de perdre son âme. Aussi, les élections se font en un lieu précis ; mais les idées, même appliquées localement, ont vertu générale : hors du temps et du lieu. U-topia , c’est aussi humanisme.
20 mars 2001
La place de l’individu, de la personne dans le collectif, cela peut se dire aussi quelqu’un et tous .
« Ah, c’est quelqu’un ! », dit-on avec admiration d’une personne que l’on connaît ou que l’on croit connaître. La langue populaire dit même c’est quelqu’un pour « ça, c’est extraordinaire ». Et pourquoi pas, puisque un , c’est l’unité, une personne ou une chose.
Quelque , de son côté, c’est un, ou une, parmi tous les autres. Quelque insiste sur l’indifférence, un sur le caractère individuel et particulier. Le résultat, quelqu’un , c’est vous, c’est moi, c’est nous tous, les humains. Sexisme évident de la langue : « Y a-t-il quelqu’un à l’écoute de France Inter ? » Et comment ! Alors, quelqu’un signifie tout autant quelqu’une que quelqu’un . Encore un client pour la féminisation. Quelqu’un ne distingue pas les enfants des adultes. Et son pluriel, serait-ce quelques-uns, quelques-unes , c’est-à-dire « un petit nombre », ou bien tous ?
C’est dire que cette expression indispensable a quelques défauts. Elle a remplacé, en ancien français, l’emploi du simple un : « un est venu, j’ai rencontré un, ou une ». Quelqu’un , c’est donc l’être humain en général, une conscience et un corps parmi des milliards, exactement comme le pronom on , qui vient de homme au sens d’être humain. Et quand il n’y a pas quelqu’un , on dit personne , par négation. Vous avez dit bizarre ?
Les anglophones disent de même someone , mais aussi somebody , « quelque corps » ; c’est faire bon marché de l’esprit. L’ensemble des « quelqu’un » , c’est « tout le monde » : de fait, les créoles français disent on moun , « un monde », et ti moun , « le petit monde », pour l’enfant.
Le même mot pour « un » (ou « une ») et pour « tous », c’est aussi ce que fait l’anglais avec people , qui n’est pas seulement « le peuple », mais « les gens » et même « les gens chics, célèbres et riches », comme dans les magazines pipole ou pipeule , ce qui se dit drôlement en franglais.
Quelqu’un , en revanche, est du pur français, mais on n’est pas forcé d’adorer le sexisme masculin de cette langue. Au fait, quelqu’un conduit à l’égalité. Sartre, c’était quelqu’un, mais Simone de Beauvoir aussi, et Golda Meir et Indira Gandhi.
C’est très bien, d’être quelqu’un, mais au fait, personne n’y coupe : il suffit d’y regarder de près. Auditrices, auditeurs, vous n’êtes pas quelques-uns, mais beaucoup, des quantités. Cependant, vous êtes vraiment quelqu’un !
23 mars 2001
Le langage unique, le tout correct, l’euphémisme lénifiant ont encore frappé. C’est le digne et lourd composé restructuration , qui cache ou plutôt ne cache plus la froide logique des intérêts financiers et la désinvolture envers ce que ce même jargon appelle les « ressources humaines », expression qui a au moins l’honnêteté du cynisme.
Restructuration est une manière rengorgée de dire réorganisation . Les structures étaient naguère furieusement à la mode en sciences humaines ; la mode a un peu passé, mais, dans l’économie d’entreprise, on adore encore les structures. On évite de dire déstructuré , sauf dans l’habillement et le mobilier. Partout, ces entreprises ne cessent de se restructurer, pour mieux entreprendre.
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