Ainsi, ce sont des auditeurs qui vouent aux gémonies les radioteurs que nous sommes parce qu’ils ont contrevenu aux règles, mais seulement à celles qu’ils connaissent. Oui, nous faisons tous des « fautes » et nous aimons qu’on nous les signale, à condition de ne pas en faire une roue de gruyère — car « en faire un fromage » paraît insuffisant.
Aussi est-ce sans indignation que j’entends dire les mœurss pour les mœurs, jouin pour juin . De même, l’habitude se prend de confondre l’ancien adjectif gent, gente , qui signifiait « charmant, aimable », et qui a donné gentil , avec un autre mot vieilli, la gent , nom féminin, signifiant « la lignée, l’espèce ». On se rappelle la charmante expression de La Fontaine, la gent trotte-menu , que le fabuliste applique aux souris. Comme par surcroît la gent peut être formée de gens , la confusion nous guette. Féminisation aidant, on va parler de la gente féminine , à propos des femmes. Les pièges de notre langue aimée sont innombrables : aussi l’agent de police est un élément de la gent policière , et l’on peut aussi rencontrer une gente policière parmi les agentes de police.
Gent policière, gent militaire sont encore des groupes plutôt masculins, faute de parité. Mais cela n’empêche pas gent d’être féminin, alors que l’expression les gens est du masculin, même quand il s’agit de femmes. Enfin, on ne dit pas un gens , et les gens riches et en vue sont devenus d’insupportables pipeules , grâce à nos pipeulettes médiatiques.
On a donc des excuses de parler de la « gente » féminine ; néanmoins, on a tort. Mais c’est un dur travail que respecter les mots.
9 mars 2001
L’itinéraire du mot fusion , parti de l’idée de « répandre » et de « disperser », celle du latin fundere , pour aboutir à l’union intime, n’aurait pas eu lieu si le verbe et son dérivé ne s’étaient pas spécialisés en métallurgie. Dans ce domaine, la liquéfaction peut servir à produire un alliage ou un affinage : le passage du fer à la fonte et à l’acier exige la fusion du métal.
Ce changement radical de sens demandait qu’on clarifie le vocabulaire : fondre pour la liquéfaction, fusionner pour l’union. Fusion a fini par oublier l’état liquide et les inondations, courants, cascades qu’il implique, cet état fluide qu’évoquent infusion, diffusion, perfusion … Fusion a donc rejoint les alliances et alliages, jusqu’à l’absorption, l’intégration, l’union. George Sand, fine politicienne, parle de la fusion entre libéraux et bonapartistes.
Électoralement comme économiquement, la fusion conserve un aspect dynamique que n’a pas l’ union , qui est un état résultant. Mais fusion a aussi un aspect moins durable, peut-être moins net : la recherche de la fusion requiert un minimum de dialogue et d’accord : sinon, on vient de le dire, fusion rime avec confusion , mais le verbe latin a tant de composés que l’allusion est trop facile. Les fusions entre éléments très différents risquent de produire une entente artificielle et sans lendemain. C’est à quoi on veut faire allusion quand on reprend l’expression : Embrassons-nous, Folle-ville , titre d’un vaudeville réjouissant de Labiche et Lefranc, créé en 1850 au Palais-Royal. Voilà qui est bien ironique, pour un sujet sérieux.
Se retirer est passif ; fusionner demande un dialogue, comme on dit, constructif. Allons, une petite fusion, ça ne se refuse pas… Les Verts disent « d’accord » aux Roses, une menthe-framboise, en quelque sorte ; mais Philippe Séguin s’installe dans le refus de fusion et d’infusion. Et ce n’est pas une brève de comptoir.
13 mars 2001
Dans l’atmosphère sinistre créée en Europe par la fièvre aphteuse, un mot non moins sinistre prend une importance inaccoutumée : c’est équarrissage .
Pourtant, le terme lui-même n’a rien d’affreux, le verbe latin exquadrare voulant dire « mettre au carré » ou, si l’on préfère, « d’équerre », exquadra . Ainsi, on équarrissait des pierres, précieuses ou non, en les taillant. Mais, tout comme écarteler , qui signifie simplement « couper en quatre » avant de désigner un affreux supplice, équarrir et ses dérivés se sont appliqués surtout au dépeçage des animaux qui viennent d’être abattus : dépecer , lui aussi, n’est autre que « dé-piécer ».
Aussi, plusieurs mots de la mise en pièces ont servi d’euphémismes pour masquer des réalités macabres. Abattage , de son côté, c’est-à-dire « mise à bas », a pris lui aussi une couleur noire.
Lorsqu’une épidémie frappe les humains, on soigne : au pire, on met en quarantaine. Lorsque les animaux étaient frappés, naguère, on vaccinait et on isolait. Aujourd’hui, une seule réponse : l’abattage et l’équarrissage.
Il serait hypocrite de pleurer devant le massacre de bêtes élevées pour leur viande — à moins d’être végétarien —, mais il est assez indigne de laisser équarrir, et brûler, des dizaines, des centaines de milliers d’êtres vivants, certains parfaitement sains, sans s’émouvoir. Or, on s’émeut, un peu distraitement, de la détresse des éleveurs, à quoi il faut ajouter les commerçants, ceux qui ont la malchance de porter un nom injustement discrédité, les maquignons, ainsi que les bouchers : toute la filière, comme on dit. Mais on n’écoute guère ceux qui disent leur tristesse devant la mort brutale de leurs animaux, qui ne sont pas d’inertes marchandises, mais des êtres sensibles. Il est vrai que la souffrance des bêtes ne vaut rien.
Au nom d’une précaution sans limites, ce qui ne la rend pas plus efficace, nos sociétés dites évoluées manifestent une indifférence extrême pour les valeurs fondamentales qui entrent en conflit avec la seule valeur reconnue : la valeur marchande. Nous sommes entrés dans un monde où, quand le Petit Prince demande « dessine-moi un mouton », il faudra lui montrer un atelier d’équarrisseur et un immense bûcher à la fumée nauséabonde, ce bûcher où disparaît aussi un sentiment moribond : la compassion. Boris Vian a nommé une de ses pièces L’Équarrissage pour tous : c’était, croyait-on, agressif et burlesque ; en fait, tristement prémonitoire.
16 mars 2001
« N’avouez jamais ! », proféra l’ancien boucher Avinain, avant d’être guillotiné en novembre 1867, après des aveux qu’il regrettait amèrement. Le mot est resté célèbre, mais cet éloge du silence coupable ne semble plus de mise lorsqu’on envisage ses effets psychologiques désastreux sur l’entourage des victimes. Guy Georges, poussé par ses avocats, a donc avoué ses crimes.
Avocat, avouer , mais aussi invoquer et, soit dit sans malice, convoquer , tous ces mots font eux-mêmes un secret « aveu » : celui du rôle essentiel de la voix humaine, en latin vox , dont un dérivé est vocare , « appeler, dire, parler ». Si avouer n’était pas si ancien, et usé par le temps, il se dirait ad-voquer , pour advocare , qui signifiait notamment « convoquer ».
Dans le monde féodal, le vassal « avouait » son seigneur ; puis, on avoua ses croyances. Encore aujourd’hui, avouer une chose, c’est la reconnaître ; son contraire est désavouer . Or, dans la vie sociale et morale, ce qui doit être reconnu, c’est la vérité, et avouer s’est appliqué aux actes les plus difficiles à reconnaître, ces actes coupables que l’État de droit doit sanctionner.
Читать дальше