Une autre expression, démodée mais assez savoureuse, exprimait l’idée d’en avoir marre et plus qu’assez ; on l’entendait dans l’argot parisien il y a un demi-siècle : ça fait la rue Michel . Pourquoi ? Parce que la rue Michel le Comte, personnage historique, municipal et oublié, était bien connue. Ça fait le compte , qui correspond à la coupe est pleine, ça suffit comme ça , était devenue ça fait la rue Michel . L’argot cache son jeu. Les populations et les citoyens excédés conservent un moyen simple et bref de s’exprimer : c’est le petit mot assez ! , qui ne dissimule pas une réaction de colère devant le mauvais sort et l’injustice, et qui dit : « on en a jusque-là ». Les gouttes d’eau font déborder les vases ; alors que dire des millions de mètres cubes en excès ou des licenciements, surtout, paradoxe, lorsqu’ils sont secs ?
27 avril 2001
Pour refouler l’eau envahissante, qui pourrit la vie des populations inondées, il faut de la technique. Les mots reflétant l’évolution des choses, on ne s’étonnera pas d’apprendre que celui-ci provient du néerlandais, car les Pays-Bas ont appris depuis des siècles à se défendre contre la menace des eaux. Le sens de pompe souligne le progrès technique : au XV e siècle, c’est une simple conduite d’eau ; cent ans plus tard, une machine à aspirer et refouler les liquides.
Le sort de ce mot qui évoque l’aspiration — c’est une onomatopée qui évoque la succion, tout comme poupon — fut varié : les pompes à incendie ont donné naissance aux pompiers [19] Voir la chronique du 4 octobre : Pompier .
, lesquels, par assonance, font pin-pon ; les pompes à essence se répandent dans les années 1920 du siècle dernier, et il ne faudrait pas oublier la célèbre pompe à phynance maniée avec brio par le terrible père Ubu d’Alfred Jarry pour aspirer l’argent d’autrui, et qui est devenue la technique majeure tant des États que du capitalisme privé.
On commence enfin à pomper l’eau envahissante du canal de la Somme, et malgré l’énormité des engins, les effets de la technique pompante paraissent faibles par rapport à la mauvaise volonté de la nature. On a parlé curieusement de coup d’épée dans l’eau, et on ne peut s’empêcher d’évoquer le perpétuel et inutile pompage des Shadoks [20] Admirable film d’animation au graphisme anguleux et à l’esprit satirique affûté, célèbre à la fin du XX e siècle.
.
En fait de pompes, les intempéries du climat et celles de la vie finissent par nous pomper l’air , expression qui n’est pas vulgaire, puisqu’on la trouve sous la plume d’oie du talentueux duc de Saint-Simon, observateur de la cour de Louis XIV.
En effet, si pomper l’eau, c’est tenter d’assécher, pomper l’air, c’est asphyxier. Un peu partout dans le monde, et ici même, on pompe l’air des citoyens et on les empêche de respirer.
L’Église romaine conseille au fidèle de renoncer à Satan, à ses pompes et à ses œuvres. C’est un mot différent, mais les idées se rejoignent !
30 avril 2001
Les résultats encore incomplets des élections italiennes semblent accorder à Silvio Berlusconi un succès personnel clair, mais un succès politique serré . Ce qui veut dire que la majorité de l’homme d’affaires politicien, nette à la Chambre des députés, pourrait être très faible au Sénat. N’empêche que Forza Italia , la « force Italie », slogan d’équipe de foot devenu nom de parti, devance ses adversaires. Le recul des extrémistes de droite de la ligue du Nord satisfait les observateurs ; le scrutin serré entre centre droit et centre gauche est diversement commenté. Pour messire Berlusconi, il Cavaliere , « le chevalier », ce qui, au XXI e siècle, concerne plutôt les chevaliers d’industrie que les redresseurs de torts, un succès serré doit avoir un aspect déplaisant. Il est pourtant habitué à jouer serré , mais c’est le plus souvent pour gagner large.
Serrer , c’est à l’origine « fermer », et exactement « barrer », puisque sera , en latin, c’était la barre de bois qui bloquait la porte. Un scrutin, et même un succès serré, ferme donc la porte à une action politique aisée. Serrer a rarement un aspect positif : serrer la vis, à la différence de resserrer les boulons, n’est pas exaltant, pour ne rien dire de serrer les fesses… ; se serrer la ceinture ne vaut guère mieux.
Ce serrage, ou serrement, des résultats politiques correspond en Italie à un équilibre quantitatif entre centre droit et centre gauche, alors que les voix semblent se porter sur des images plus que sur des idées, situation généralisée dans les démocraties-spectacles. L’Italie est politiquement en avance, en mal comme en bien, faisait observer récemment Alexandre Adler : mais cette avance est serrée. L’intrusion de la télévision et des affaires en politique, aujourd’hui, est symbolisée par celui que les Italiens ont finement surnommé Su Emittenza , à la fois Éminence et Grand Émetteur. Les émissions qui fascinent et qu’on regarde sans les approuver, nous connaissons aussi cela, en France. Constater que la télégénie et ce qu’on pourrait nommer la télarchie , qui peut tourner à la monarchie, produisent des résultats électoraux serrés, après des fantasmes de plébiscite, cela serait presque rassurant, même si ce succès laisse à beaucoup le cœur un peu serré.
14 mai 2001
C’est un mot terrible, quand on y songe, malgré son apparence équilibrée, parce qu’il établit durablement la violence. Caché derrière un mot latin du Moyen Âge, c’est un terme venu d’Italie, dérivé du verbe riprendere , nommé ripresaglia . On a reconnu dans riprendere l’équivalent de reprendre , mais dans un contexte de guerre. L’Italie du XIV e siècle, époque où apparaissent le mot et l’idée de « représailles », fut en effet un domaine de divisions et de luttes fratricides.
La définition du mot devrait faire hésiter ceux qui emploient de tels procédés. Non seulement les représailles sont des mesures de violence, mais d’une violence toujours illicite, en réponse à d’autres violences, non moins illicites. Une célébration de la guerre permanente. D’ailleurs, le latin reprehendere , avant de signifier « reprendre, critiquer », correspondait à « empêcher d’avancer ».
Certes, le monde connaissait les représailles avant le XIV e siècle et on est bien forcé d’évoquer la loi du talion. C’est dire que le précepte « œil pour œil, dent pour dent » fut en honneur un peu partout sur la planète, dans une intention assez folle : faire entrer la vengeance primitive dans un système légal et juridique. « Tu m’as crevé un œil, je t’en crève un, car je n’ai pas le droit de faire plus. » « Tu as tué, la loi te tue », tel fut pendant des siècles le discours social, pratiqué sans vergogne — ce qui signifie « sans honte » — par la loi texane comme par tant de pays en conflit. La représaille, comme le talion, réclame l’égalité, la symétrie, disait Leïla Chahid, mais celle-ci, dans la violence, ne peut se maintenir. Inégalité entre terrorisme aveugle et action militaire massive ; entre volonté de tuer et stratégie pour faire plier la première volonté. La seule égalité des représailles, c’est l’immoralité, la tuerie d’innocents. On peut comprendre l’esprit de vengeance, on ne peut que le condamner et en déplorer les effets, jusqu’à ce que les représailles conduisent à la destruction programmée du destructeur, par exemple, l’attentat suicide. Il existe aussi des guerres suicide, des politiques suicide. Aucunes représailles ne valent contre l’instinct de mort, car rien ne « reprend » la vie supprimée.
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