Bernard Quemada, rayonnant sur la faculté en pointe de Besançon, avait en 1961 organisé un Colloque international sur la « mécanisation » des recherches lexicologiques. Qui était invité à ce colloque ? Jean Dubois et son frère, Claude, grands prêtres chez Larousse, l’un pour la lexicologie, l’étude scientifique des mots, en pleine expansion, l’autre pour l’élaboration moderne, structurée des dictionnaires. Mais aussi tous les pionniers du moment, Bernard Pottier, Charles Muller, Henri Mitterand, Georges Gougenheim et son « français fondamental » qui régnerait dans les écoles publiques, et… un homme d’église, le révérend père Busa, directeur du Centro per l’automazione dell’analisi letteraria de Gallarate, près de Turin. Que vient-il faire au milieu de ces tenants modernistes du dictionnaire ?
Il y a en vérité toute sa place. Il incarne en effet à bon escient cette connivence, qui, rappelons-le, s’était établie dès les origines entre les tenants du grand texte religieux, la Bible, et ceux du savoir à rendre consultable, faisant de fait cause commune au moment de la métamorphose du volumen , le rouleau, au codex , le cahier, puis de celle qui conduirait des monastères et de leur scriptorium jusqu’aux imprimeries, de Gutenberg ou de Robert Estienne. Et enfin — c’est là que le révérend père a sa place — des textes imprimés aux supports électroniques, en passant par les cartes et bandes perforées.
Or, à Turin, fief de la célèbre entreprise de machine à écrire Olivetti, alors engagée vigoureusement dans l’aventure mécanographique et informatique, le révérend père Busa avait su, avec le plein aval de la papauté, ouvrir un centre de recherches précurseur pour les traductions de la Bible. Qu’on en juge aux chiffres : 3 500 000 fiches perforées correspondant aux mots de sept langues (grec, latin, italien, allemand, hébreu, araméen, nabatéen), le tout s’appuyant sur trois alphabets (grec, latin, hébraïque), portant notamment sur les Manuscrits de la mer Morte et, versons dans l’hermétique pour le commun des mortels que nous sommes, portant également sur l’ Operavomnia de saint Thomas d’Aquin, l’ Index Aristotelicus de Bonitz, le Lexicon totius latinitais de Forcellini, etc.
Moderne pour le moins, le révérend père Busa ! Financé par l’Euratom et l’Église, ce centre de recherches utilisait entre autres, pour les connaisseurs, un IBM 704 et un IBM 7090 pour des programmes devant être adaptés à une langue quelconque, même non indo-européenne, le tout avec statistiques et transcriptions phonétiques.
Eh bien pareil pionnier l’était plus encore qu’on ne peut l’imaginer à la simple description de ce Centre. Que déclare-t-il en effet à la fin de sa communication lors du colloque organisé par Bernard Quemada, qui avait su prendre langue par-dessus les sommets alpins, avec le révérend père Busa de Turin, pas très loin à vol d’oiseau de Besançon…
« L’on a conscience que nous tous, qui prenons part au colloque, sommes pionniers de l’automation de l’analyse lexicale. Nous illustrons un rôle nécessaire dans l’évolution, qui est en cours du livre, c’est-à-dire de la symbolisation matérielle des connaissances humaines, qui est en train de changer de dimension. » Jusque-là, c’est une remarque de bon sens, inscrite dans une perspective d’avenir. C’est ensuite que le propos devient résolument surprenant : « Comme au temps de Gutenberg, à côté des manuscrits, s’est placé le livre imprimé, aujourd’hui aux côtés des cahiers et des livres imprimés, est en train de se placer le livre électronique. » Livre électronique ! Nous sommes en juin 1961.
Aucun doute : dès qu’il s’agit d’aller toujours plus efficacement dans la connaissance et la transmission du texte religieux, les lexicographes tout aussi soucieux de transmettre les savoirs, quels qu’ils soient, sont dans la même dynamique.
Dans L’Art romantique , en 1868, Charles Baudelaire déclare, pour présenter Victor Hugo, qu’il « voit dans la Bible un prophète à qui Dieu ordonne de manger un livre ». Et si c’était un Dictionnaire ? Avec un D majuscule.
BILINGUE : […] Étymol. et Hist. 1. XV esiècle bilingue : qui a deux langages, menteur, fourbe.
Article bilingue, Trésor de la langue française, 1971–1994.
Le traducteur doit être un caméléon, au moins bilingue, spirite et légèrement poète. Florence Herbulot, 1986.
Jean Delisle, La Traduction en citations, « Dictionnaire, recueil de points de vue qui forcent à réfléchir », 2007.
Télévision espagnole et paire de ciseaux
C’est dans le Xe arrondissement, près de la place de la République, que réside à mes yeux le maître des mots, dont je fus l’étudiant et qui me considère aujourd’hui comme un fils. Il est bien en effet le père qui m’a transmis le flambeau, celui qui m’est indispensable pour éclairer l’appartement dans lequel je suis installé avec mon épouse également contaminée, au milieu de 10 000 dictionnaires. Aucune chance d’y soigner la dicopathie contractée avec Bernard Quemada, les virus sont pléthoriques et, par ailleurs, le malade ne souhaite en rien guérir.
Papa Quemada réside donc dans un bel immeuble haussmannien de la rue Beaurepaire. J’ai longtemps buté sur l’orthographe de cette rue, chaque fois que j’écrivais à mon professeur, au temps où je fourbissais une thèse, j’allais presto vérifier dans le carnet d’adresses, alors que je la connaissais par cœur. Mais était-ce rue Beaurepaire ou Beaurepère ? Aucun moyen mnémotechnique parfait : repère … et je pensais alors au solide repère que représente un dictionnaire dans la forêt dense des savoirs. Ou alors repaire , et je ne pouvais m’empêcher de songer au repaire où se cachent des milliers de mots, comme dans la grotte d’Ali Baba. Donc, rue Beaurepaire, d’abord se repérer à la grande porte cochère, sourire à la concierge espagnole, charmante, premier parfum de bilinguisme, puis monter au troisième et entendre, sitôt sorti de l’ascenseur, avant même de sonner à la porte, le poste de télévision, branché en permanence sur une chaîne espagnole. L’Espagne et sa belle langue sont aux portes de la place de la République !
S’en étonner, ce serait oublier que Bernard Quemada, prince de la langue française et de ses dictionnaires, puisqu’il en fut notoirement le premier grand historien, fut d’abord de nationalité espagnole. En 1936, ses parents avaient quitté l’Espagne, et son père, Espagnol ayant épousé une Française du Pays d’Oc, au bout du Massif central, s’était installé en tant que tailleur à Paris, ce qui d’ailleurs m’a éclairé a posteriori sur les costumes toujours parfaits du professeur ! Et ce qui permet d’interpréter aujourd’hui la présence, sur une table basse de son salon, d’une gigantesque paire de ciseaux de couturier qui y scintille, en acier chromé. Celle-ci n’aurait pas déplu à Robbe-Grillet sachant si bien les décrire, avec ses « deux lames aiguës, ouvertes en V », brillants « dans la lumière d’une lampe à col de cygne » ( Projet pour une révolution à New York ). Évoquer Robbe-Grillet n’est pas un effet de style : la thématique du vêtement, ce code complexe, est de fait très présente chez les linguistes structuralistes. Roland Barthes, Greimas, n’y ont pas échappé et en ont même tiré d’heureux partis. Linguistiques.
On y reviendra, mais tailleurs et lexicographes ont des points communs au-delà de la paire de ciseaux propice à la découpe des fiches, des citations, des épreuves d’articles des dictionnaires, œuvres fragmentées par excellence, gigantesque patchwork de la langue.
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