Un retour providentiel
En 1991, après sept ans passés en Alsace, les Auzière retrouvent en effet la Picardie. André-Louis ayant été muté à Amiens, Brigitte y cherche aussi un poste. Elle le décrochera à La Providence. « La Pro », comme tout le monde l’appelle ici, est un établissement privé connu et reconnu. Les rejetons de la bourgeoisie locale y fréquentent ceux des classes moyennes, mais aussi quelques Parisiens, venus résoudre leur crise d’adolescence en internat. Propriété des Jésuites, l’école forme en 2017 près de 2 000 élèves à « Être, Agir, Réussir, Grandir », depuis la maternelle jusqu’à la terminale. Un programme qui en jette, tout comme le décor de cet immense complexe. Dans les quartiers sud de la ville, sur le grand boulevard Saint-Quentin, difficile de rater La Pro ! Entre les maisons en briques sombres et la cité scolaire publique Louis-Thuillier, s’étendent sur quatorze hectares d’imposants bâtiments bétonnés, reconstruits après les bombardements de 1940. L’agencement des lieux est fonctionnel, façon campus à l’américaine. Piscine de vingt-cinq mètres, gymnase, piste d’athlétisme… Mais aussi café philo et projet pastoral. Ici, l’éducation ne doit pas se limiter aux heures de cours. « Nous souhaitons permettre à chaque élève de découvrir et exprimer ses talents », résume le site internet de l’établissement. Une pédagogie à laquelle la prof de français va être ravie d’adhérer, pendant les quinze ans qu’elle passera ici. Son sanctuaire ? Un petit espace, niché au cœur de cet ensemble austère : le théâtre. « Cette salle de spectacle, on y a tous des souvenirs. Si les murs pouvaient parler [13] Le Figaro , « Une adolescence à La Providence », le 31 mai 2017.
… », lance un ancien de l’école, le journaliste Mathieu Delahousse – cousin de Laurent, qui y a aussi passé ses années de lycée. Un lieu dont Brigitte Auzière fait très vite son domaine réservé, prenant la tête du club théâtre pour les sections lycéennes. Elle semble heureuse de cette récréation artistique. « Elle s’impliquait énormément, confirme Arnaud de Bretagne. Elle aimait de toute façon beaucoup initier ses élèves au théâtre, les emmenant même pour cela à Paris [14] Entretien avec l’auteur, le 14 septembre 2017.
. »
Plus de vingt ans après, Antoine Joannes se rappelle encore cet atelier. « Elle avait réussi à créer une atmosphère qui n’était pas celle d’une relation de prof à élève. L’ambiance était très amicale et il y avait peu de distance. Elle nous invitait à répéter chez elle, nous demandait de l’appeler par son prénom. Certains la tutoyaient même. Elle était très différente des autres profs ! Elle nous poussait, dans le bon sens du terme, sans nous mettre de pression. Et elle dégageait un certain plaisir qui nous transportait [15] Entretien avec l’auteur, le 17 octobre 2017.
. » L’un de ses camarades, Cédric Étévé, se montre également enthousiaste. « J’étais en seconde et cela m’a vraiment permis de m’ouvrir. Vous savez, on restait à l’école pour ça, le soir, après les cours : fallait-il que ça nous plaise ! C’était agréable, elle veillait à ce que nous trouvions tous notre place. Elle faisait attention à chaque élève [16] Entretien avec l’auteur, le 20 septembre 2017.
. » Cette année-là, il en est pourtant un qu’elle remarquera plus particulièrement. Son nom : Emmanuel Macron. Lorsque l’adolescent de quatorze ans intègre l’atelier théâtre, en septembre 1992, Brigitte ne l’a jamais eu en cours. Elle l’a bien aperçu lors d’une remise de prix pour un rapport de stage, en troisième. Parmi les lauréats, il avait alors disserté sur la vanité d’un tel honneur… Mais elle le connaît surtout de réputation. « J’ai dans ma classe un fou qui sait tout sur tout », lui a rapporté sa fille Laurence. « Il était très bon élève [17] Entretien avec l’auteur, le 26 juillet 2017.
», nous confirme François Ruffin, que l’on ne peut vraiment soupçonner de complaisance envers le président… Le député Insoumis a lui aussi fréquenté les bancs de La Providence, et sa sœur comptait même parmi les camarades d’Emmanuel Macron ! « Ils étaient assez amis, à se tirer la bourre pour avoir la meilleure note. »
De bons résultats dont Brigitte a également entendu parler en salle des profs. Depuis son arrivée à La Providence, en sixième, Emmanuel Macron fait son petit effet. On évoque ses notes, tout d’abord, qui sont excellentes, comme celles de son frère Laurent puis de sa sœur Estelle. Mais on s’étonne surtout de sa maturité. Ne pas se fier aux motifs Peter Rabbit qui ornent encore les murs de sa chambre ! « Manu » semble plus à l’aise avec les adultes qu’avec ses camarades, parmi lesquels il compte plutôt de simples copains que de vrais amis. Après les cours, il reste souvent à discuter avec ses enseignants. « Ce qui était aussi marquant est qu’en arrivant en septembre il connaissait déjà le programme, renchérit Arnaud de Bretagne. Il avait beau être en section scientifique, il était en fait plus littéraire. Je me suis demandé en fin d’année si je lui avais appris quelque chose [18] Entretien avec l’auteur, le 14 septembre 2017.
. » Draguer les filles ? Ce n’est pas sa priorité. Il a bien eu une petite amie, dans sa classe, enfant de médecin comme lui. Il en semblait même amoureux, lui qui s’est fait heurter par une voiture, un jour qu’il rêvassait en sortant de chez elle. Mais il la quitte sans préavis, après avoir rencontré Brigitte.
Très vite, l’élève de seconde est en effet très troublé par sa prof. Et de son côté, elle apprécie sa différence. « Vraiment, il n’était pas comme les autres, se souvient-elle. Il avait un rapport à l’adulte, à tous les adultes, d’égal à égal. Je ne l’ai jamais vu respecter cette échelle d’âge [19] Emmanuel Macron. La stratégie du météore , documentaire de Pierre Hurel, 2016.
. » Autre particularité qui fait s’arrêter l’enseignante sur l’élève Macron : sa présence scénique. Celui dont on raillera deux décennies plus tard les mises en scène christiques a déjà le sens de la dramaturgie. Il va commencer à l’explorer dans La Comédie du langage , une pièce de Jean Tardieu que Brigitte Auzière a choisi de monter. Son futur mari y incarne un épouvantail. Et au fil des longues heures de répétition, son interprétation la séduit. « Je trouvais qu’il était incroyable sur scène. Je me disais : “Quelle présence [20] Ibid .
!” », reprend-elle. Le 17 mai 1993, elle en a confirmation lors de la représentation de fin d’année, sur la scène de La Providence. « Ah, que c’est bon de renaître ! », déclame-t-il ce soir-là, les yeux clos et les bras en croix. Brigitte ne mesure pas encore combien cette phrase va s’avérer prémonitoire.
Une histoire impossible
À la rentrée suivante, Emmanuel Macron ne manque pas à l’appel. Il s’est à nouveau inscrit au club théâtre, où il met toute son énergie. Et il s’emploie à challenger sa prof… Toujours fidèle à son style entre zèle et insolence, lui qui, trois livres sous chaque bras, parle à ses enseignants comme à des semblables. « C’est tout juste s’il ne m’a pas dit : “Madame, vous devriez être un peu plus ambitieuse”, continue-t-elle dans La Stratégie du météore . Il est arrivé avec un petit manuscrit dans sa mallette : L’Art de la comédie , d’Eduardo De Filippo. Je regarde et lui dis : “Tu es bien gentil, il y a cinq ou six rôles et moi, j’en ai dix-sept qui ont l’option théâtre”. » Cela tombe bien ! Le lycéen a justement une idée en tête : enrichir le texte d’autres personnages, pour impliquer tous les élèves du groupe – dont la propre fille de Brigitte, Laurence Auzière. Ce qui lui donne en prime un prétexte tout trouvé pour voir l’enseignante en dehors des cours. Dès l’automne 1993 débute un travail de réécriture qui durera des mois. Certains élèves nous racontent avoir été parfois conviés. « Se sentant basculer, elle ne voulait peut-être pas se retrouver seule avec lui [21] Entretien avec l’auteur, le 28 octobre 2017.
», ose l’un d’eux. Mais l’essentiel se fait quand même à quatre mains. Une époque pendant laquelle Brigitte raconte avoir eu la sensation de « travailler avec Mozart » (une première étape pour le futur « Mozart de la finance » ). Chaque vendredi soir, tous deux se retrouvent pour œuvrer plusieurs heures, à La Providence. Voire chez l’enseignante, à une dizaine de minutes de l’établissement. Le jeune homme y prend très vite ses marques, et fait comme à la maison… Son vrai chez-lui n’est d’ailleurs pas très loin : les Auzière et les Macron sont voisins, dans le quartier huppé d’Henriville. De la typique maison en brique, sur deux niveaux, que Brigitte habite rue Saint-Simon, à celle des parents d’Emmanuel, rue Gaulthier-de-Rumilly, il n’y a que 240 mètres. Maintenir une distance ne s’annonce définitivement pas évident… « C’est subrepticement que les choses se sont faites et que je suis tombé amoureux. Par une complicité intellectuelle qui devint jour après jour une proximité sensible, expliquait le candidat dans Révolution . Nous nous parlions de tout. L’écriture devint un prétexte [22] Emmanuel Macron, op. cit.
. »
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