Ce qu’Emmanuel Macron ne précise pas est que, cette année-là, son Art de la comédie revisité n’est pas sa seule production littéraire. Et non, on ne parle pas des poèmes qu’il écrit à l’époque. Ni même de Babylone Babylone , ce récit picaresque des aventures d’Hernán Cortés, pour lequel il n’avait pas trouvé d’éditeur… Car c’est une œuvre plus personnelle à laquelle il travaille alors, comme nous l’a révélé à Amiens une voisine de Brigitte. « À cette période, je faisais de la dactylographie. Je le connaissais du quartier et un jour, il m’a demandé de taper les trois cents pages d’un livre qu’il venait d’écrire [23] Entretien avec l’auteur, le 4 août 2017.
. » Elle accepte et là, surprise : « C’était un roman osé, un petit peu cochon ! Les noms n’étaient bien sûr pas les mêmes mais je pense qu’il fallait qu’il exprime ce qu’il ressentait à l’époque. » Un manuscrit pour lequel les enchères monteraient sans aucun doute aujourd’hui… « Je ne l’ai pas gardé, malheureusement ; lui doit encore l’avoir. Si j’avais su ! », s’amuse-t-elle. Dommage en effet. De la new romance signée Emmanuel Macron ? On s’en serait délecté !
Début 1994, la pièce remaniée avec Brigitte est en tout cas prête. Et, après des mois à attendre la session écriture du vendredi soir dès le samedi matin, l’enseignante prolonge la collaboration, impliquant son élève dans la scénographie du texte qu’ils ont imaginé. « J’étais le metteur en scène de la pièce » nous raconte Jean-Baptiste Deshayes. « Nous avons passé beaucoup de temps à travailler tous les trois ensemble. Emmanuel était déjà brillant, éloquent. J’ai le souvenir de nombreux moments à refaire le monde avec lui après le théâtre. Nous voir débattre amusait beaucoup Brigitte ! Elle aime sortir du cadre, avec un côté à la fois conservateur et progressiste. Elle a beau appartenir à la famille Trogneux, à une certaine bourgeoisie locale, c’est cette prof cool qui invite ses élèves à boire l’apéro le vendredi soir, qui se fait tutoyer dans un établissement où cela ne se pratique pas… Ces choses en font un personnage que l’on n’oublie pas. » Pendant ces moments à trois, Jean-Baptiste Deshayes sent pourtant que quelque chose de plus fort se noue entre son camarade et Brigitte. « C’était absolument évident. Il y avait une attirance totale, qui paraissait naturelle. Il y avait une connexion incroyable [24] Entretien avec l’auteur, le 12 décembre 2017.
. » Difficile pour la prof de ne pas admettre qu’elle a succombé au charme de cet adolescent romantique, à la tignasse bouclée et aux faux airs de Boris Vian. Impossible de nier qu’il a « pris l’ascendant sur elle » et qu’elle a « senti qu’elle glissait ». « Petit à petit, j’ai été subjuguée par l’intelligence de ce garçon, avouait-elle en 2016. Cela fait très longtemps que nous sommes ensemble, et je n’en ai toujours pas mesuré le fond. Les capacités d’Emmanuel sont totalement hors norme. C’est la prof qui parle [25] Dans le documentaire de Pierre Hurel, op. cit .
. » Elle l’encouragera d’ailleurs à passer le concours général de français puis le concours d’éloquence organisé par le Rotary d’Amiens, qu’il remporte coup sur coup. De quoi conforter Brigitte dans son appréciation. Elle a beau ne l’avoir eu que dans sa classe de théâtre, comme le couple ne cesse de le préciser, elle a vite mesuré ses qualités littéraires. Ce qui explique peut-être que le président l’ait à l’occasion décrite comme sa prof de français. Entre eux, l’admiration est donc réciproque. Si elle dit ne jamais avoir lu ses poèmes et devoirs en classe, comme le prétendaient certains, elle l’a en revanche fait intervenir dans l’un de ses cours, à en croire un ancien élève. « Il était dans une autre première que nous et était venu faire une explication de livre. Il s’exprimait presque comme un enseignant alors que nous avions le même âge [26] Entretien avec l’auteur, le 19 septembre 2017.
. »
L’heure de la comédie
Le jeudi 26 mai 1994, à la Comédie de Picardie, une très belle salle amiénoise, le grand soir est arrivé : le club théâtre de La Providence joue L’Art de la comédie . La pièce, écrite en 1964, avait été controversée à sa sortie. Eduardo De Filippo (qui n’est pas un parent napolitain d’Edouard Philippe…) y raillait l’État, s’amusant des rapports compliqués entre le pouvoir et les artistes. Dans la version qu’il a revisitée, en la parsemant d’alexandrins, Emmanuel Macron se place du côté des artistes. Il interprète le directeur d’une troupe de théâtre qui va s’employer à tourner un préfet en ridicule. La représentation est un succès, que toute l’équipe va fêter au restaurant. Autour de la table, Emmanuel et ses camarades, dont Laurence, ainsi que Brigitte et son mari André-Louis. Personne n’ose alors imaginer ce qui se trame en coulisses. « C’est vrai qu’ils étaient tout le temps ensemble, côte à côte dans les gradins, se remémore Claire Pasquier, elle aussi au club théâtre. Elle semblait bien l’aimer, mais je me disais simplement que c’était son chouchou. D’autant qu’ils partageaient un truc à part, très intello. Lorsqu’ils s’interrogeaient sur tel ou tel sujet, je me sentais vraiment larguée [27] Entretien avec l’auteur, le 28 septembre 2017.
! », rit-elle. « Mais il n’y avait pas de commérages au sein du groupe, explique Antoine Joannes. Même si l’on percevait qu’ils étaient très proches. Il y avait une alchimie évidente entre eux. Lorsque j’ai appris qu’ils étaient ensemble, je n’ai été ni surpris ni choqué car cela allait presque dans le sens de l’histoire. Ils allaient très bien l’un avec l’autre, même à l’époque [28] Entretien avec l’auteur, le 17 octobre 2017.
. » Mais, pour l’heure, cette connivence est perçue par ses proches comme purement intellectuelle. « Elle était fascinée par cet élève, témoigne une amie de l’enseignante. Elle avait enfin trouvé quelqu’un avec qui parler littérature pendant des heures [29] Dans un article de Pop Story , « Et Brigitte créa Macron », mai 2016.
. »
Leur belle complicité déconcertera tout de même un peu ceux qui les aperçoivent se baladant en tête à tête certains week-ends… Tel cet ancien enseignant de La Providence, qui se rappelle encore son étonnement en les croisant un dimanche le long de la Somme, sur le chemin de halage, juste avant les vacances de l’été 1994. « J’étais surpris de voir un professeur se promener avec l’un de ses élèves un dimanche… Je n’en ai parlé à personne, je l’ai gardé pour moi. Ils se voyaient, je ne l’ai compris qu’après [30] Entretien avec l’auteur, le 2 septembre 2017.
. » Il ne sera bientôt pas le seul à tout savoir de cette étrange romance : dans le petit quartier d’Henriville, où tout le monde se connaît, un tel secret ne pouvait le rester.
« Quand je lis des choses sur notre couple, j’ai toujours l’impression de lire l’histoire de quelqu’un d’autre. Pourtant, c’est une histoire simple. » La simplicité évoquée dans Elle par Brigitte Macron ? Elle a dû la théoriser a posteriori … Car à l’été 1994, alors qu’elle a quarante et un ans et lui seize, qu’elle est enseignante et lui lycéen, leur couple n’a rien d’une évidence… Du moins pour les autres. Une situation porteuse de « mutilation », admet-elle d’ailleurs aujourd’hui en privé, comme le raconte Philippe Besson. Déplorant auprès du romancier « la simple difficulté d’être ce que l’on est quand ce n’est pas la norme sociale [1] Philippe Besson, op. cit.
».
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