… des bottes pleines de boue et des doigts déchiquetés…
Tout de suite ! C’était tout de suite qu’il devait y aller. Il ne s’y aventurerait toutefois pas sans protection. Il avait son Luger, ainsi que la petite croix d’argent que le professeur lui avait rendue.
Il avait parcouru la moitié des marches quand il entendit le bruit. Il s’arrêta pour tendre l’oreille… des grattements légers, désordonnés, sur sa droite, au cœur même du donjon. Des rats ? Il balaya les murs du faisceau de sa torche mais ne vit rien. Les bêtes répugnantes qui l’avaient accueilli le matin même étaient invisibles. Il descendit les dernières marches et se dirigea sans hésitation vers la pièce où étaient couchés les cadavres.
Woermann fut littéralement pétrifié.
Les cadavres avaient disparu.
Dès que la porte de ses appartements se fut refermée, Cuza bondit hors du fauteuil pour regarder par la fenêtre. Il chercha Magda sur la chaussée mais il faisait trop sombre pour qu’il vît quelque chose. Iuliu et Lidia étaient certainement venus la réconforter.
Sa volonté de dissimuler sa guérison avait subi une ultime épreuve quand cette brute d’Allemand avait frappé Magda, mais il était resté assis. En se levant, il aurait fait échouer le plan fantastique que Molasar et lui-même avaient élaboré. Et la destruction d’Hitler était mille fois plus importante que le bien-être d’une femme, fût-elle sa propre fille…
— Où est-il ?
Cuza fit volte-face. Il y avait une nuance de menace dans la voix de Molasar.
— Il est mort, dit-il.
Molasar se tenait dans l’ombre mais Cuza le sentait se rapprocher de lui, imperceptiblement.
— C’est impossible !
— C’est la vérité. Je l’ai vu de mes propres yeux. Il a tenté de s’enfuir et les Allemands l’ont criblé de balles. C’était un geste de désespoir, il a dû entrevoir le sort qui l’attendait au donjon.
— Où est le corps ?
— Dans la gorge.
— Il faut le retrouver !
Molasar se tenait si près du professeur que les rayons de lune éclairaient en partie son visage.
— Je dois en être absolument certain !
— Il est mort ! Personne n’aurait pu survivre à une telle fusillade, il a reçu assez de balles pour tuer une douzaine d’hommes. Je vous dis qu’il était mort avant même de tomber dans le ravin !
Molasar paraissait toujours douter.
— Je voulais le tuer de mes propres mains, sentir la vie le quitter. Ce n’est qu’ainsi que je pourrais être sûr d’être à jamais débarrassé de lui. Enfin… je dois m’en tenir à votre témoignage.
— Si vous ne me croyez pas, descendez dans le ravin ! Vous verrez bien qu’il est mort !
— Oui… oui… fit Molasar avec un hochement de tête. Je vais y aller.
Il recula de quelques pas et disparut dans l’ombre avant d’ajouter :
— Je reviendrai vous chercher quand tout sera prêt.
Cuza jeta un ultime coup d’œil par la fenêtre puis il reprit place dans le fauteuil d’infirme. Molasar paraissait extrêmement troublé par le fait que les Glaeken pussent encore exister. Peut-être ne serait-il pas aussi facile qu’il le pensait d’anéantir Adolf Hitler. Malgré tout, il se devait d’essayer.
Il ne ralluma pas la bougie. Assis dans le noir, il songeait à Magda.
Le sang lui battait aux tempes. Dans sa main, la lampe-torche tremblait. Immobile dans les ténèbres glacées, Woermann regardait fixement les draps froissés qui ne recouvraient plus que le sol de terre. Si, il y avait encore la tête de Lutz, les yeux grands ouverts, la bouche béante, posée sur l’oreille gauche, mais c’était tout. Les corps avaient disparu… c’était bien ce que Woermann avait imaginé, mais cela ne l’empêchait pas pour autant d’être paralysé d’effroi !
Où étaient-ils passés ?
Et toujours ces grattements lointains, à droite…
Woermann se devait de découvrir leur origine. L’honneur l’exigeait. Mais d’abord… Il rengaina le Luger et sortit la petite croix d’argent de la poche de sa tunique. Elle le protégerait mieux que toutes les armes à feu du monde.
La croix à la main, il s’engagea dans la caverne souterraine qui, rapidement, se changea en un tunnel zigzaguant vers l’arrière du donjon. Les bruits se faisaient plus forts, plus proches aussi. C’est alors qu’il vit les premiers rats. Ils n’étaient pas très nombreux. C’étaient des bêtes énormes, perchées sur des fragments de roche, qui le regardaient. Puis les rats devinrent centaines. Il y en avait partout, sur les murs, sur le sol, au point que tout le tunnel semblait tapissé d’une fourrure grisâtre parsemée de milliers d’yeux noirs et brillants. Woermann maîtrisa sa répugnance et poursuivit son chemin.
Le tunnel faisait un coude sur la droite et Woermann s’arrêta pour tendre l’oreille. Les grattements étaient plus distincts encore. Si proches qu’ils devaient trouver leur origine de l’autre côté du… Il devait se montrer très prudent. Il devait voir sans être vu.
Il fallait donc qu’il éteigne sa lampe.
C’était une chose à laquelle Woermann se refusait. Le coude n’était qu’à cinq pas de lui. Qu’était-ce donc que cinq pas dans le noir ? Mais tous ces rats… Peut-être était-ce la lumière qui les tenait éloignés ? Une fois la lampe éteinte, comment réagiraient-ils ?
Woermann rassembla tout son courage et éteignit la torche électrique. Pas un bruit, rien. Rien que ces grattements incessants que l’absence totale de lumière paraissait amplifier. Il n’y avait pas le moindre reflet lumineux, rien. La chose qui produisait ces bruits devait bien avoir besoin d’un peu de lumière, non ?
Il se força à avancer, comptant les pas qui le séparaient du coude, prêt à s’enfuir à la moindre alerte. Pourtant, il devait connaître la vérité ! Où étaient passés les cadavres ? Qui causait ce bruit étrange ? Les réponses à ces questions lui permettraient peut-être de résoudre le mystère du donjon. C’était son devoir de découvrir la vérité. Son devoir…
Au cinquième et dernier pas, il perdit l’équilibre. Sa main gauche – celle qui tenait la torche – chercha un point d’appui et toucha une forme velue, qui y planta ses dents aiguisées comme des lames de rasoir. Une douleur cuisante lui parcourut tout le bras et il se mordit les lèvres pour s’obliger à ne pas lâcher la torche.
Les grattements étaient tout proches, juste devant lui. Et toujours la nuit totale. Peu à peu, la peur s’insinuait en lui. C’était impossible, il allait rencontrer de la lumière !
Il fit encore un pas – plus petit que le précédent. Les bruits, quelle que fût leur provenance, donnaient une impression d’effort, même s’ils n’étaient accompagnés d’aucune respiration.
Un dernier pas, et il allumerait la lampe-torche. Il leva le pied mais ne put bouger. Son corps refusait de lui obéir.
Woermann tremblait. Il voulait faire marche arrière. Il ne désirait plus voir ce qu’il y avait devant lui. Aucune créature normale, naturelle , ne pouvait se mouvoir dans une obscurité aussi parfaite. Il valait mieux ne pas savoir. Oui, mais il y avait les cadavres… et il se devait de découvrir la vérité.
Il émit un faible gémissement et actionna l’interrupteur de la torche. Ses pupilles mirent quelques secondes pour s’adapter puis son esprit enregistra toute l’horreur de ce que le faisceau lumineux venait de lui révéler.
Woermann poussa un cri, un cri terrible qui semblait ne jamais devoir cesser et que les parois du tunnel lui renvoyaient inlassablement aux oreilles. Il parvint à faire demi-tour et à courir en direction des rats médusés. Une dizaine de mètres le séparaient de la sortie du tunnel quand Woermann s’immobilisa.
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