Et voici que Molasar était arrivé. Cuza franchit l’ouverture, laissant dans la chambre le fauteuil d’infirme, désormais inutile, quand il sentit qu’on lui glissait dans la main un objet métallique de forme cylindrique.
— Qu’est-ce que…
C’était une torche électrique.
— Vous en aurez besoin, lui dit Molasar.
Cuza l’alluma. Elle appartenait à l’armée allemande. Le verre en était fêlé. Il se demanda à qui…
— Suivez-moi.
Molasar l’entraîna dans l’escalier en colimaçon qui conduisait à la base de la tour. Il paraissait ne pas avoir besoin de lumière pour trouver son chemin, mais il n’en allait pas de même pour Cuza qui se collait littéralement à Molasar. Il aurait aimé explorer les sous-sols – une tâche qu’il avait confiée à Magda – mais le temps était compté, et il se promit d’y revenir une fois que tout ceci serait terminé.
Ils passèrent par une ouverture pratiquée dans un mur et Molasar accéléra le pas. Cuza avait quelques difficultés à le suivre mais il ne s’en plaignit pas : il était si heureux d’avoir retrouvé l’usage de ses jambes et de braver le froid sans souffrir le martyre !
Il vit l’escalier qui menait à la cave et braqua la lampe vers la gauche. Les cadavres avaient disparu. Les Allemands avaient dû les rapatrier. Bizarrement, ils avaient laissé les draps sur place.
Le martèlement de ses pas résonnait entre les parois de la caverne mais Cuza perçut un autre bruit. Une sorte de grattement. Faible, tout d’abord, puis de plus en plus fort lorsqu’ils s’engagèrent dans une sorte de tunnel qui faisait de nombreux coudes. C’est alors que Molasar s’arrêta et fit signe à Cuza de se placer tout près de lui.
— Préparez-vous à découvrir un spectacle qui risque de vous choquer, dit Molasar, impassible. J’ai dû utiliser les dépouilles des soldats morts pour récupérer mon talisman. Bien sûr, j’aurais pu procéder différemment, mais cette méthode me semblait très… appropriée.
Cuza ne voyait pas très bien en quoi l’utilisation des cadavres pourrait le scandaliser.
Il suivit donc Molasar dans une vaste salle hémisphérique. Un grand trou était creusé dans le sol, un trou d’où sourdait le bruit qui l’étonnait depuis plusieurs minutes. Cuza y dirigea le faisceau de sa torche et sursauta. Des rats ! Des centaines de rats qui couraient autour de la fosse, frénétiques… impatients…
Cuza vit alors quelque chose de plus gros qu’un rat qui remontait le long de la paroi du trou. Il fit un pas en avant pour regarder au fond du trou et braqua la torche électrique. Il poussa un cri de surprise, comme s’il venait de découvrir les cercles extérieurs de l’Enfer ! Pris d’une faiblesse soudaine, il recula vivement pour se plaquer contre le mur de la salle. Les yeux clos, la respiration haletante, il tenta de recouvrer son calme, de refouler la nausée qui gonflait en lui, d’accepter le spectacle qui s’était offert à lui.
Dans la fosse, dix cadavres portant des uniformes allemands, noirs ou gris, travaillaient frénétiquement – même celui qui n’avait plus de tête !
Cuza rouvrit les yeux. Dans la pénombre irréelle qui inondait la salle, il vit l’un des cadavres s’avancer de guingois vers le rebord de la fosse et y déposer une brassée de terre avant de redescendre dans le trou.
Cuza s’arracha de la paroi rocheuse pour s’approcher à nouveau du trou.
Les soldats ne paraissaient pas avoir besoin de leurs yeux car ils ne regardaient jamais leurs mains quand ils creusaient la terre dure et gelée. Leurs articulations mortes paraissaient n’obéir qu’à regret à la force qui les mouvait mais ils travaillaient sans jamais s’arrêter, dans un silence qui aurait été absolu sans le raclement de leurs bottes sur le sol et les grattements produits par leurs doigts sans vie. Le bruit qu’ils faisaient était répercuté à l’infini par les parois de la caverne.
Mais, soudain, ce bruit cessa, comme s’il n’avait jamais existé. Tous les hommes s’étaient immobilisés.
— Mon talisman n’est plus qu’à quelques centimètres, dit Molasar à Cuza. Vous allez le tirer de terre.
— Est-ce qu’ils ne pourraient pas… commença Cuza, écœuré à l’idée de devoir descendre dans la fosse.
— Ils sont trop maladroits.
— Vous ne pourriez pas le faire vous-même ? dit Cuza, l’air suppliant. J’en prendrai bien soin, croyez-moi.
— Cela fait partie de votre travail ! dit Molasar, les yeux brillants d’impatience. Avec un enjeu de cette importance, vous craignez peut-être de vous salir les mains ?
— Non, non… ce sont ces… dit-il en jetant un coup d’œil aux cadavres.
Molasar suivit son regard. Il ne dit rien, ne fit pas le moindre geste, mais les cadavres s’animèrent à nouveau. Ils sortirent tous du trou puis se tinrent les uns à côté des autres au bord de la fosse. Les rats couraient entre leurs jambes. Molasar se tourna vers Cuza.
Il n’attendit pas qu’on le lui dise pour se laisser glisser jusqu’au fond. Après avoir posé sa lampe-torche en équilibre sur une grosse pierre, il se mit à creuser.
La terre était dure, glacée, mais cela ne le gênait pas. Après une seconde de répulsion à l’idée d’effectuer le même travail que les cadavres, il éprouva un réel plaisir à faire fonctionner ses doigts et ses mains, même si la tâche qu’on exigeait de lui n’était pas des plus nobles.
Oui, tout cela, il le devait à Molasar. Qu’il était bon de plonger ses doigts dans la terre, de la sentir craquer dans la paume de sa main ! Cela le rendait de bonne humeur et il faisait maintenant preuve d’une certaine fébrilité.
Bientôt, ses mains entrèrent en contact avec quelque chose de dur. Il tira dessus et découvrit un paquet carré d’une trentaine de centimètres de côté et de quelques centimètres seulement d’épaisseur. Le paquet était extrêmement lourd. Il arracha le papier d’emballage à moitié pourri puis le tissu grossier qui servait à protéger l’objet.
C’était une chose brillante, métallique et lourde. Cuza retint son souffle – il avait d’abord cru que c’était une croix. Mais c’était une supposition complètement absurde. Cela avait vaguement la forme d’une croix, et les contours étaient ceux des milliers de symboles incrustés dans les pierres du donjon. Il était toutefois impossible de les comparer avec l’objet qui gisait dans cette fosse, car c’était là le modèle original, épais de près de trois centimètres, l’archétype sur lequel tous les autres avaient été copiés. La partie verticale était pratiquement cylindrique ; elle semblait faite d’or pur et une profonde encoche avait été pratiquée dans l’une de ses extrémités. La partie transversale devait être en argent. Cuza y jeta un rapide coup d’œil mais n’y découvrit ni dessins ni inscriptions.
Le talisman de Molasar – la clef de sa puissance ! Cuza était troublé – cet objet était chargé et il pouvait sentir le magnétisme irradier dans ses doigts. Il le tendit à bout de bras pour le montrer à Molasar et y décela une légère phosphorescence – mais peut-être n’était-ce qu’un reflet de lumière sur la surface polie.
— Je l’ai trouvé !
Il ne pouvait voir Molasar mais il remarqua que les cadavres reculèrent quand il brandit le talisman au-dessus de sa tête.
— Molasar ? Vous m’entendez ?
— Oui, fit une voix lointaine. Mon pouvoir est actuellement entre vos mains. Gardez-le jalousement tant que vous ne lui aurez pas trouvé une cachette absolument sûre.
Fou de joie, Cuza serrait le talisman dans sa main.
— Quand pourrai-je partir ? Et comment ?
— Très bientôt – dès que j’en aurai fini avec les envahisseurs allemands. Ils vont devoir payer pour avoir osé franchir les portes de mon domaine.
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