— Il appartient à un groupe qui dirige les nazis et se sert d’eux pour aboutir à ses fins ! Il est pire qu’un nazi !
— Tu mens !
Papa était devenu fou !
— Non ! Je suis désolé de devoir te faire cette révélation mais il vaut mieux que ce soit maintenant. Après, il sera trop tard !
— Ils vont le tuer ! hurla-t-elle, prise de panique.
Elle voulut se dégager mais Papa rassemblait toutes ses forces pour la retenir auprès de lui.
— Ils ne vont pas le tuer, ils vont simplement lui poser quelques questions. Il sera obligé d’avouer les liens qui l’unissent à Hitler s’il veut sauver sa peau ! dit Papa, exalté. Tu pourras me remercier, Magda, quand tu comprendras ce que j’ai fait pour toi !
— C’est pour toi que tu l’as fait, cria-t-elle tout en essayant une nouvelle fois de se libérer. Tu le hais parce qu’il n’est…
Il y eut un cri, un piétinement dans les broussailles, puis Glenn apparut au milieu des soldats qui pointaient leur arme sur lui.
— Il n’a rien fait ! hurla Magda à l’adresse des soldats en noir.
— Ne t’en mêle pas, Magda, dit Glenn qui s’était tourné vers elle. Il est inutile que tu te fasses tuer.
— Comme c’est généreux, dit Kaempffer à voix basse, avant d’ordonner à ses hommes : Emmenez-le, nous allons enfin savoir qui il est !
Les soldats poussèrent Glenn vers la chaussée. Il marcha d’un pas égal jusqu’au moment où il tituba. Magda retint un cri. Glenn n’était pas tombé, il s’était élancé vers le bord du précipice ! Il allait tenter de s’échapper en profitant de la nuit et du brouillard !
Magda courut vers lui. Mon Dieu, permettez-lui de s’enfuir ! Le temps que les Allemands apportent des cordes pour descendre dans la gorge, il serait déjà loin !
Elle n’était plus qu’à quelques mètres des soldats quand la fusillade éclata. Les premières balles s’enfoncèrent dans les planches de la chaussée, les faisant voler en éclats. Le bruit était assourdissant, les quatre armes automatiques tiraient en même temps. Glenn allait sauter dans le ravin quand la première balle le frappa en pleine poitrine. Elle vit son corps se tordre puis s’effondrer quand d’autres balles le touchèrent au torse, aux jambes. Des lignes rouges sillonnaient son corps. Et, tout à coup, il bascula dans le vide.
Magda demeura paralysée, aveuglée par les éclairs des armes automatiques. Glenn ne pouvait pas être mort ! C’était un cauchemar, elle allait se réveiller !
Elle poussa un long hurlement de désespoir puis, sans bien savoir ce qu’elle faisait, elle se jeta sur l’un des soldats agenouillés au bord de la gorge. Leurs torches électriques fouillaient la nuit et le brouillard. Ses poings s’écrasèrent sur la poitrine du soldat, dont la réaction fut immédiate : il fit pivoter son arme et lui en assena un violent coup sur la tempe.
Magda s’écroula à terre. Elle entendit la voix lointaine de Papa qui l’appelait, elle vit la silhouette indistincte du fauteuil roulant qu’on conduisait vers le donjon.
— Magda, tout ira bien, tu verras ! Ne m’en veux pas, un jour tu comprendras !
Mais Magda le haïssait, et elle le haïrait toujours. Ce fut sa dernière pensée. Les ténèbres se refermèrent sur elle.
Un individu non identifié avait tenté d’échapper aux soldats venus l’arrêter, ils lui avaient tiré dessus et l’homme était tombé dans le ravin. Woermann avait décelé une certaine satisfaction chez les einsatzkommandos de retour au donjon : abattre un civil désarmé était une de leurs spécialités. Le désarroi du professeur était tout aussi naturel : ce devait être la première fois qu’il assistait à une telle exécution.
Mais Woermann ne parvenait pas à s’expliquer la colère et la déception du major. Il l’interpella dans la cour.
— Un homme, dites-vous ? Toute cette fusillade pour un seul individu ?
— Les hommes sont nerveux, répliqua Kaempffer, qui n’arrivait pas à se calmer. Il n’aurait pas dû tenter de s’enfuir.
— Que lui vouliez-vous ?
— Le Juif m’a dit qu’il savait des choses sur le donjon.
— Vous ne lui avez certainement pas annoncé qu’on ne ferait que l’interroger.
— Il a tenté de s’enfuir, répéta Kaempffer.
— Résultat, vous n’en savez pas plus qu’avant. Vous avez dû terroriser ce pauvre type. Vous êtes bien avancé, maintenant !
Kaempffer se dirigea vers ses appartements sans prendre la peine de répondre et laissa Woermann seul dans la cour.
Le capitaine vit les hommes qui n’étaient pas de garde regagner lentement leur chambrée. Il les avait appelés dès que la fusillade avait éclaté mais il n’y avait pas eu d’affrontement, et les hommes étaient déçus. C’était bien compréhensible. Lui-même aurait voulu avoir en face de lui un ennemi de chair et de sang, quelqu’un sur qui il aurait pu tirer. Mais l’ennemi demeurait invisible.
Woermann prit la direction de l’escalier menant à la cave. Il voulait y retourner. Seul. Une dernière fois.
Oui, seul. Il ne laisserait qui que ce soit découvrir ce qu’il soupçonnait. Pas maintenant – alors qu’il avait enfin décidé de démissionner. Ce n’était pas de gaieté de cœur qu’il avait pris cette décision mais il y était tout de même parvenu : il démissionnerait et ne se sentirait plus concerné par cette guerre. C’était exactement ce que les membres du Parti et le Commandement Suprême attendaient de lui. Mais il ne pouvait permettre aux nazis de salir son nom : on le traiterait immédiatement de fou si l’on avait vent de ce qui se tramait dans les sous-sols du donjon !
… des bottes pleines de boue et des doigts déchiquetés… des bottes pleines de boue et des doigts déchiquetés… quelques mots absurdes qu’il ne cessait de se répéter et qui l’entraînaient inexorablement vers la cave. Il régnait dans ces profondeurs quelque chose d’immonde, qui échappait totalement à la raison. Et, bien qu’il crût savoir de quoi il s’agissait, il ne parvenait pas, il ne voulait pas lui donner un nom !
Il franchit l’ouverture pratiquée dans le mur éboulé et se dirigea vers l’escalier.
Il s’était trop longuement interrogé sur la finalité de cette guerre et sur le rôle qu’y jouait la Wehrmacht. Il avait attendu que les problèmes se résolvent d’eux-mêmes. Aujourd’hui, il comprenait que les atrocités conséquentes aux combats n’étaient pas des aberrations momentanées. Il avait trop longtemps refusé de voir la vérité en face et d’admettre que la guerre, toute la guerre , était une horreur. Mais voici qu’il n’était plus aveuglé et qu’il avait honte d’y avoir participé.
Le sous-sol du donjon serait le lieu de sa rédemption. Il découvrirait par lui-même ce qui s’y passait. Seul. Et il y mettrait un terme. Sinon, il ne recouvrerait jamais la paix intérieure. Ce n’est qu’après avoir redoré le blason de son honneur qu’il pourrait retrouver Helga, à Rathenow. L’esprit purifié, il pourrait être un vrai père pour Fritz… le tirer des Jeunesses Hitlériennes, même s’il fallait pour cela lui briser les deux jambes !
Les soldats chargés de monter la garde au sous-sol n’étaient pas encore revenus. Tant mieux. Il prit une torche puis hésita un instant en haut de l’escalier, les yeux fixés sur le trou vers lequel il se sentait irrésistiblement attiré.
L’idée lui vint qu’il était devenu fou. Oui, ce serait une folie que de donner sa démission. Il avait longtemps fermé les yeux – pourquoi ne pas continuer ? Oui, pourquoi ? Il pensa alors au tableau qu’il avait exécuté, à l’ombre du pendu… ce pendu qui, lorsqu’il l’avait observé pour la dernière fois, semblait pourvu d’un léger embonpoint. Il devenait fou, c’était certain. Et il n’avait rien à faire en bas. En tout cas, il n’avait pas besoin d’y aller seul. Après le coucher du soleil. Ne serait-il pas possible d’attendre le lever du jour ?
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