Cuza trouva les propos de Molasar anormalement empreints de philosophie mais l’heure n’était pas à la discussion.
— Que faisons-nous à présent ?
— Il nous faut attendre, dit Molasar. Tout n’est pas encore prêt.
— Mais ensuite, que ferons-nous ? dit Cuza, qui ne pouvait dissimuler son impatience.
Molasar se déplaça vers la fenêtre pour observer les montagnes qui s’assombrissaient. Il dit enfin, à voix basse :
— Cette nuit, je vais vous confier ce qui est la source de mon pouvoir. Vous devrez emporter cet objet loin du donjon et lui trouver une cachette sûre dans ces montagnes. Personne ne devra vous arrêter et, surtout , vous ne laisserez qui que ce soit vous en déposséder.
— La source de votre pouvoir ? dit Cuza, éberlué. Je n’ai jamais entendu dire que les morts vivants eussent besoin d’une telle chose.
— Parce que nous n’avons jamais souhaité que cela soit su, fit Molasar en se retournant. Mes pouvoirs en découlent mais c’est également mon point le plus vulnérable. Cet objet me permet d’exister mais il peut aussi mettre un terme à mon existence s’il tombe entre des mains ennemies. C’est pour cela que je le conserve toujours près de moi.
— De quoi s’agit-il ? Et où se…
— C’est un talisman, qui est à présent caché dans les profondeurs du sous-sol. Je ne peux l’abandonner ici, sans protection, alors que je dois partir. Je ne peux non plus prendre le risque de l’emporter en Allemagne. C’est pourquoi je dois le confier à une personne sûre.
Les pupilles d’un noir impénétrable se fixèrent sur Cuza qui frissonna mais s’efforça de soutenir leur regard.
— Je le cacherai si bien que même une chèvre des montagnes ne pourra le déterrer. Je le jure !
— Vraiment ? fit Molasar en se rapprochant de lui. Ce sera la plus importante mission que vous ayez jamais accomplie.
— Je peux le faire tout de suite ! dit Cuza, qui se sentait empli de forces nouvelles. Personne ne me le prendra.
— Il est peu probable que quelqu’un fasse une tentative en ce sens. De toute façon, je ne vois pas qui pourrait l’utiliser contre moi. Toutefois, ce talisman est fait d’or et d’argent. Si quelqu’un le trouvait et essayait de le fondre…
— Rien ne peut demeurer éternellement à l’abri.
— Je n’ai pas besoin de l’éternité. Il suffit qu’il soit introuvable jusqu’à ce que j’en aie fini du seigneur Hitler et de ses cohortes.
— Ne craignez rien ! dit Cuza, très sûr de lui. Vous le retrouverez à votre retour. Hitler détruit ! Quel jour de gloire ce sera ! La liberté pour la Roumanie et pour les Juifs ! Et pour moi, quelle justification !
— Une justification ?
— Ma fille… elle dit que je ne devrais pas avoir confiance en vous.
— Il n’est pas très sage d’avoir parlé de cela, fût-ce à votre fille.
— Elle est aussi désireuse que moi de voir disparaître cet Hitler mais elle a du mal à se persuader de votre sincérité. J’y vois là l’influence de l’homme qui est devenu son amant.
— Quel homme ?
Cuza crut voir Molasar pâlir.
— Je ne sais pas grand-chose de lui. Il s’appelle Glenn et semble porter un certain intérêt à ce donjon. Mais pour…
Cuza se sentit soulevé de terre et secoué comme une poupée de chiffon. Les mains de Molasar paraissaient sur le point de déchirer ses vêtements.
— A quoi ressemble-t-il ?
— Il… il est grand, balbutia Cuza, terrorisé par les dents jaunâtres qui pointaient à quelques centimètres de sa gorge. Presque aussi grand que vous, et…
— Ses cheveux ! Comment sont ses cheveux ?
— Roux !
Molasar le projeta à l’extrémité de la pièce tout en poussant un cri guttural, déformé par la colère mais encore suffisamment intelligible :
— Glaeken !
Cuza mit quelques secondes pour recouvrer ses esprits puis il lut sur le visage de Molasar un sentiment qu’il n’aurait jamais imaginé trouver : la peur .
Glaeken ? se dit Cuza, accroupi dans un coin de la pièce. N’est-ce pas le nom de la secte dont Molasar avait parlé deux nuits plus tôt ? Les fanatiques qui s’étaient lancés à sa poursuite et dont il n’avait pu se défendre qu’en édifiant ce donjon ? Il vit Molasar observer le village par la fenêtre puis se tourner vers lui. Les dents serrées, il dit :
— Quand est-il arrivé ici ?
— Il y a trois jours – mercredi soir, dit Cuza, qui se sentit obligé d’ajouter : Pourquoi ? Que se passe-t-il ?
Molasar ne lui répondit pas immédiatement. Il arpenta longuement la pièce, puis il s’immobilisa.
— La secte des Glaeken doit toujours exister, dit-il d’une voix feutrée. J’aurais dû m’en douter ! Leur zèle était trop tenace, leur soif de domination trop grande pour qu’ils acceptent de s’arrêter ! Ces nazis dont vous m’avez parlé… cet Hitler… tout est clair à présent !
Cuza pensa qu’il pouvait se relever et dit :
— Qu’est-ce qui est clair ?
— Les Glaeken ont toujours choisi d’agir en coulisses et de se servir des mouvements populaires pour dissimuler leur identité et leurs buts véritables, dit Molasar en serrant les poings. Je comprends tout. Le seigneur Hitler et ses sbires ne sont qu’un nouveau déguisement des Glaeken. J’ai été stupide de ne pas reconnaître leurs méthodes quand vous m’avez parlé pour la première fois des camps de la mort. Quant à cette croix étrange que les nazis arborent en tout lieu… c’est évident ! Les Glaeken étaient jadis un bras de l’Église !
— Mais Glenn…
— Il est l’un d’eux ! Pas un de leurs fantoches, comme ces nazis, mais l’un des initiés ! Un membre à part entière des Glaeken, un de leurs tueurs à gages !
— Comment pouvez-vous en être aussi sûr ? demanda Cuza, gorge serrée.
— Les Glaeken donnent toujours une certaine image à leurs tueurs : des yeux bleus, une peau olivâtre, des cheveux roux. Ils leur enseignent toutes les techniques du meurtre et leur apprennent même à tuer les morts vivants. Celui qui se fait appeler Glenn est là pour que je ne quitte jamais le donjon !
Cuza s’appuya contre le mur, épouvanté de savoir que Magda aimait un homme relevant d’une force supérieure à Hitler. Il ne pouvait y croire, c’était trop fantastique ! Et pourtant, ainsi, tout concordait. C’était cela qui était horrible : tout concordait ! Pas étonnant que Glenn ait eu l’air si bouleversé en l’entendant dire qu’il aiderait Molasar à débarrasser le monde d’Hitler. Cela expliquait également ses efforts incessants pour jeter le doute sur toutes les déclarations de Molasar. Cela expliquait enfin pourquoi Cuza l’avait d’instinct détesté. Le monstre n’était pas Molasar – c’était Glenn ! Et, en cet instant même, Magda se trouvait avec lui ! Il fallait faire quelque chose, tout de suite !
Cuza ne pouvait plus se permettre de céder à la panique. Il s’approcha de Molasar pour connaître certains détails sur lesquels il fonderait son action.
— Comment peut-il vous arrêter ?
— Il connaît certaines méthodes… des méthodes que ceux de sa secte ont perfectionnées au cours de siècles de conflit avec ma race. Lui seul serait capable d’utiliser le talisman à la seule fin de me détruire !
— Vous détruire… répéta Cuza, pensif.
Glenn pouvait tout gâcher. S’il anéantissait Molasar, il y aurait encore plus de camps de la mort, encore plus de pays asservis par Hitler… et les Juifs seraient exterminés jusqu’au dernier.
— Il faut l’éliminer, dit Molasar. Je ne peux pas prendre le risque de laisser ici la source de mes pouvoirs.
— Eh bien, tuez-le ! s’écria Cuza. Tuez-le comme vous avez tué les autres !
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