Les bottes… les bottes pleines de boue…
Il ne cessait d’y penser, elles le hantaient littéralement. Un détail, rien qu’un détail… Il se devait de vérifier. Tout de suite.
Il se précipita dans l’escalier, décrocha une lanterne du mur et pénétra dans le sous-sol par le mur éboulé.
Au pied des marches, trois rats s’ébattaient. Il fit une grimace de dégoût et tira son Luger, mais les rats disparurent dans l’ombre.
Il s’approcha des cadavres des soldats, obsédé par une nouvelle idée : il ne se pardonnerait jamais d’avoir retardé leur rapatriement si les rats avaient commencé de les dévorer.
Tout paraissait normal. Les draps recouvraient les corps. Il les souleva un à un, les visages des hommes étaient intacts. Les rats ne les avaient pas attaqués. Il posa la main sur la chair glacée, dure – ce genre de nourriture ne devait pas les intéresser.
Il ne pouvait toutefois pas se permettre de prendre des risques. Les cadavres seraient transférés dès demain matin. Il avait trop attendu.
Comme il se relevait et faisait déjà demi-tour, il remarqua que la main d’un cadavre dépassait du drap. Il se pencha à nouveau pour la remettre en place mais recula vivement dès qu’il l’eut touchée.
Les doigts étaient déchiquetés.
Il pesta contre les rats et approcha la lampe pour constater l’étendue des dégâts. Une sensation désagréable le saisit alors. La main était sale. Les ongles étaient brisés, couverts de terre séchée, la chair des doigts arrachée, mettant pratiquement l’os à nu.
Woermann eut un haut-le-cœur. Il avait déjà vu de telles mains, celles d’un soldat de la guerre précédente qui avait été blessé à la tête et considéré comme mort. On l’avait enterré vivant. Mais il était revenu à lui dans le cercueil et avait tenté de se frayer un passage à travers les planches et cinq ou six pieds de terre. Le malheureux n’y était pas parvenu malgré des efforts surhumains. Seules les mains étaient apparues à l’air libre avant que la mort ne l’arrête à tout jamais.
Des mains semblables en tout point à celle qui dépassait du drap.
Tremblant de peur, Woermann courut vers l’escalier.
Il n’avait plus la moindre envie d’examiner les corps, ni même de descendre dans les sous-sols du donjon.
Tout ce qu’il voulait, c’était retrouver la lumière du jour…
Magda regagna directement sa chambre avec l’intention d’y rester seule quelques heures. Elle voulait réfléchir, passer un certain temps en tête à tête avec elle-même. Mais c’était une chose impossible. La pièce était pleine du souvenir de Glenn et de leurs ébats. Le lit défait l’empêchait de se concentrer.
Elle s’approcha de la fenêtre, attirée une fois de plus par le donjon qui, sur son rocher, ressemblait à un poulpe monstrueux déroulant en tous sens ses tentacules.
Tournant la tête, elle aperçut le nid. Les petits étaient étrangement silencieux. Elle s’était habituée à leurs piaillements incessants. Mais peut-être s’étaient-ils envolés. Non, c’était impossible, ils étaient encore trop faibles.
Elle tira un tabouret, monta dessus et se pencha par la fenêtre. Les oisillons étaient toujours au nid – immobiles, le bec grand ouvert, les yeux vitreux. Aucun prédateur ne les avait attaqués. Ils étaient morts, tout simplement. A la suite d’une épidémie, peut-être. A moins que leur mère n’eût péri sous les griffes des chats du village, ou qu’elle se fût enfuie, très loin d’ici…
Magda ne désirait plus être seule.
Elle alla frapper à la porte de la chambre de Glenn. Il n’y eut pas de réponse. Elle entra. La pièce était vide. Elle regarda par la fenêtre pour voir si Glenn ne prenait pas le soleil derrière l’auberge.
Il semblait n’être nulle part.
Elle descendit au rez-de-chaussée. La table était couverte d’assiettes sales. C’était étonnant de la part de Lidia, qui avait toujours été une excellente ménagère. Elle se rendit alors compte qu’il était presque l’heure de déjeuner et qu’elle n’avait rien avalé de la matinée.
Elle trouva Iuliu devant l’auberge.
— Bonjour, dit-elle. Est-ce que je pourrais déjeuner tout de suite ?
Il se tourna et lui présenta un visage renfrogné, hostile. Comme si une telle question était des plus saugrenues. Au bout d’un moment, il observa à nouveau le village. Magda suivit son regard et vit un petit groupe réuni devant une maison.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-elle.
— Rien qui puisse intéresser une étrangère, fit-il d’une voix rauque.
Il parut alors changer d’avis et poursuivit :
— Après tout, il vaudrait peut-être mieux que vous soyez au courant. Les fils d’Alexandru se sont disputés. L’un est mort, l’autre grièvement blessé.
— Mais c’est horrible !
Elle avait souvent rencontré Alexandru et ses fils, son père et elle-même les avaient interrogés sur le donjon. Ils semblaient tous bien s’aimer. Elle était aussi surprise par l’annonce de cette mort que par le plaisir que l’aubergiste prenait à la lui apprendre.
— Non, Domnisoara Cuza, ce n’est pas horrible. Alexandru et sa famille se croient depuis longtemps supérieurs à tous les autres villageois. Que cela leur serve de leçon ! dit-il avec un ricanement. Et que cela serve également de leçon aux étrangers qui se croient meilleurs que les gens d’ici !
La menace implicite de Iuliu effraya Magda. Il avait toujours été si placide. Que lui était-il donc arrivé ?
Magda se rendit derrière l’auberge mais Glenn ne s’y trouvait pas. Glenn dont la présence lui manquait tellement. Glenn qui était parti.
Soucieuse, elle revint sur le devant de l’auberge.
Elle s’immobilisa, tirée de ses pensées par la découverte d’une silhouette courbée qui gesticulait devant la porte. C’était une femme, et elle avait l’air blessée.
— Aidez-moi !
Magda s’approcha d’elle mais Iuliu surgit pour la repousser.
— Vous, restez là ! lui ordonna-t-il avant de crier à la malheureuse : Va-t’en, Ioan !
— Je suis blessée, supplia-t-elle, Matei m’a donné un coup de couteau !
Magda constata qu’elle ne pouvait pas bouger le bras gauche et que son vêtement – une sorte de chemise de nuit – était trempé de sang.
— Fiche-nous la paix avec tes histoires, dit Iuliu, nous avons déjà les nôtres !
Mais la femme ne voulait pas s’en aller.
— Je vous en supplie, aidez-moi !
Iuliu ramassa une pierre grosse comme une pomme et la lança en direction de Ioan. Il manqua son but mais la femme ne demanda pas son reste. Elle s’enfuit en courant, sans cesser pour autant d’appeler au secours.
— Attendez ! lui cria Magda, je vais vous aider !
Mais Iuliu l’attrapa par le bras avant de la tirer à l’intérieur de l’auberge et de la pousser si violemment qu’elle en tomba à terre.
— Je vous ai dit de vous mêler de ce qui vous regardait, c’est compris ? Maintenant, montez dans votre chambre et restez-y !
— Vous n’avez pas le… commença Magda, mais Iuliu serra les poings et elle préféra lui obéir.
Qu’était-il arrivé à Iuliu ? Il n’était plus le même ! Le village tout entier semblait victime d’un sort : les gens se haïssaient au point de vouloir se tuer, et l’on refusait d’assister une voisine dans le besoin. Que se passait-il donc ?
Magda se rendit directement à la chambre de Glenn.
Il aurait pu revenir à l’auberge sans qu’elle le vît. Mais la pièce était toujours vide.
Elle erra quelques instants dans la petite chambre puis alla de nouveau inspecter le placard. Les vêtements, la longue boîte abritant le glaive sans garde, le miroir – tout était à sa place. Le miroir… la cordelette était intacte, et le clou était toujours fiché dans le mur, au-dessus du bureau. Cela signifiait que le miroir ne s’était pas décroché, et que quelqu’un l’avait enlevé. Glenn ? Pourquoi aurait-il fait cela ?
Читать дальше