Le remords étouffa son désir naissant. Elle nichait au creux des bras de Glenn et ne pensait qu’à sa jouissance, pendant que Papa se morfondait dans une pièce glacée, entouré de démons humains et vivant dans l’attente de rencontrer une créature de l’Enfer. Elle aurait dû avoir honte !
Pourtant, elle n’avait fait que dérober un peu de plaisir. Elle n’avait pas abandonné Papa. Elle se trouvait toujours à l’auberge. Il l’avait chassée du donjon et n’avait pas voulu s’en éloigner hier matin. S’il l’avait accompagnée à l’auberge, elle ne serait pas entrée dans la chambre de Glenn.
Tout ce qui s’est passé hier ou cette nuit ne change rien au problème, se dit-elle. Oui , j’ai changé , mais la situation est toujours la même. Papa et moi sommes toujours à la merci des Allemands. Nous sommes toujours juifs. Et ce sont toujours des Nazis.
Magda quitta le lit et s’enveloppa dans une couverture pour s’approcher de la fenêtre. Le donjon – elle l’avait senti avant même de le voir. L’aura maléfique s’était étendue au village pendant la nuit, comme si Molasar cherchait à l’atteindre, où qu’elle fût.
Le donjon se dressait de l’autre côté de la gorge, pierres grises sous un ciel gris où flottaient encore des rubans de brume. Le portail était ouvert, les sentinelles arpentaient les murailles. Quelque chose avançait sur la chaussée, en direction de l’auberge. Magda cligna des yeux pour tenter de voir de quoi il s’agissait.
Le fauteuil roulant. Et dedans, Papa. Mais personne ne le poussait. Seul, il manœuvrait les roues métalliques à toute allure !
C’était impossible, et pourtant, cela était. Et Papa se dirigeait vers l’auberge !
Elle cria à Glenn de se lever puis ramassa ses vêtements éparpillés dans la chambre. Glenn fut debout en un instant : tout en riant de son émoi, il l’aida à s’habiller. Mais Magda ne trouvait pas cela drôle. Frénétiquement, elle se vêtit puis quitta la pièce. Il fallait qu’elle fût au rez-de-chaussée pour accueillir Papa.
Ce matin-là. Papa débordait de joie, lui aussi.
Il avait été guéri. Ses mains n’avaient plus besoin de gants pour se protéger de l’air glacé. Ses bras s’actionnaient comme des pistons bien huilés et sa tête tournait librement sur son axe. Sa langue était humide, la salive coulait dans sa gorge ; son visage n’était plus tendu, de sorte qu’il pouvait de nouveau sourire sans indisposer les autres.
Oui, il souriait, habité par la joie d’avoir recouvré sa mobilité, de pouvoir à nouveau agir par lui-même et jouer un rôle actif dans le monde environnant.
Des larmes ! Des larmes jaillissaient de ses yeux. Il avait maintes fois pleuré depuis le jour où la maladie l’avait frappé, mais les larmes s’étaient depuis longtemps taries. Mais ce matin, ses yeux étaient humides et ses joues ruisselaient.
Cuza ne savait pas très bien à quoi s’attendre quand, la nuit précédente, Molasar avait placé sa main sur son épaule. Il avait éprouvé un curieux sentiment. Molasar lui avait ordonné de se coucher et promis que les choses seraient différentes à son réveil. Il avait bien dormi, sans que jamais le besoin de boire pour humidifier sa bouche desséchée ne le tirât du sommeil, et s’était réveillé plus tard qu’à l’ordinaire.
Il avait pu s’asseoir dans le lit puis se lever sans se tenir à la chaise ou au mur. Dès cet instant, il avait compris qu’il serait capable d’aider Molasar. Tout ce qu’il lui demanderait, il le ferait.
Quitter le donjon avait été un peu plus compliqué. Personne ne devait soupçonner qu’il pouvait marcher et il singea l’infirme qu’il était la veille encore. Les sentinelles le regardèrent passer sans tenter de l’arrêter puisqu’il avait le droit de rendre visite à sa fille. Grâce au ciel, il n’avait pas rencontré les officiers.
Et maintenant, il allait montrer à Magda ce que Molasar avait fait pour lui.
Le fauteuil aborda brutalement la fin de la chaussée et Cuza faillit être précipité en avant, mais cela n’avait aucune importance. La manœuvre des roues était plus compliquée sur la terre ; Cuza y vit le moyen de fortifier les muscles de ses bras, anormalement vigoureux malgré des années d’inutilité. Il arriva devant la porte de l’auberge puis contourna le bâtiment avant de s’immobiliser. Il était à l’abri des regards indiscrets. Il bloqua les roues puis se mit debout. Sans aide aucune, sans le moindre vacillement. Cuza était redevenu un homme, qui pouvait regarder les autres hommes dans les yeux au lieu de lever vers eux une tête suppliante.
— Papa !
Magda le contemplait depuis le coin de l’auberge.
— Belle matinée, n’est-ce pas ? dit-il en lui ouvrant les bras.
Elle s’y précipita après une seconde d’hésitation.
D’une voix étouffée par l’émotion, la tête enfouie dans les plis de sa veste, elle dit :
— Papa ! Tu peux te lever !
— Tu n’as pas encore tout vu.
Il s’éloigna d’elle et se mit à tourner autour du fauteuil. Il commença par se tenir au dossier puis, comprenant qu’il n’avait besoin d’aucun appui, il le lâcha. Ses jambes étaient encore plus robustes qu’au moment du réveil. Il aurait pu courir, danser ! Ivre de joie, il esquissa un pas de l’ abulea tzigane et manqua tomber à la renverse. Mais il se rattrapa à Magda et éclata de rire devant son air abasourdi.
— Papa, que s’est-il passé ? C’est un miracle !
Haletant, il lui prit les mains :
— Oui, un miracle, un miracle au vrai sens du terme.
— Mais comment…
— Molasar m’a guéri. Il m’a débarrassé de ma sclérodermie, c’est comme si je n’avais jamais été malade !
Le visage de Magda était illuminé d’une joie intérieure immense, ses yeux étaient baignés de larmes.
Elle partageait totalement son bonheur mais, en l’observant plus attentivement, il découvrit qu’il y avait autre chose en elle. Une joie plus intense encore, qu’il ne lui connaissait pas. Mais il n’était pas question d’en chercher l’origine pour l’instant. Il se sentait trop bien, trop vivant !
Cuza tourna la tête et Magda suivit son regard. Elle eut un mouvement de recul quand elle vit de qui il s’agissait.
— Glenn, regarde ! N’est-ce pas merveilleux ? Molasar a guéri mon père !
Le rouquin à la peau olivâtre ne dit rien. Ses yeux bleu pâle fixèrent ceux de Cuza comme pour scruter son âme. Mais Magda ne cessait de parler, comme ivre de bonheur. Elle prit Glenn par le bras et l’attira vers elle.
— C’est un miracle ! Un véritable miracle ! Nous allons pouvoir partir d’ici avant que…
— Quel prix avez-vous payé ? demanda Glenn d’une voix de basse qui mit un terme aux bavardages de Magda.
Cuza se redressa et tenta de soutenir le regard de Glenn mais il n’y parvint pas. Les yeux bleus ne reflétaient que tristesse et déception.
— Je n’ai pas eu à payer. Molasar l’a fait gratuitement pour l’un de ses compatriotes.
— Rien n’est gratuit. Jamais.
— Disons qu’en échange, je dois lui rendre un service puisqu’il ne peut sortir en plein jour.
— Quoi, au juste ?
Cuza n’aimait pas beaucoup être interrogé de la sorte. Glenn ne méritait aucune réponse, et lui-même ne se sentait pas le goût de lui en fournir une.
— Il n’a pas précisé sa pensée.
— Vous ne trouvez pas étrange d’être récompensé pour un service que l’on n’a pas rendu, que l’on ne s’est même pas engagé à rendre ? Vous ne savez pas ce qu’il va exiger de vous mais vous avez déjà accepté la contrepartie.
— Il ne s’agit pas de cela, dit Cuza avec vigueur. Cela me permet seulement de l’aider. Nous n’avons pas eu à passer un marché. Ce qui nous unit, c’est notre cause commune – l’expulsion des Allemands de Roumanie et l’extermination des nazis et de Hitler !
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