A midi, les rivalités se ranimèrent de plus belle quand elle réapparut. Deux hommes s’empoignèrent et roulèrent à terre, et Woermann demanda au sergent Oster d’intervenir avant que les choses ne s’enveniment trop. Mais Magda était déjà partie.
Peu après le déjeuner, elle avait demandé après lui. Son père avait besoin d’un crucifix dans le cadre de ses recherches. Pourrait-il lui en prêter un ? C’était une chose possible – il lui donna une petite croix d’argent appartenant à l’une des victimes.
Et maintenant, les hommes qui n’étaient pas de service bavardaient dans la cour tandis que les autres s’affairaient à démanteler la partie arrière du donjon. Woermann se demandait comment il pourrait éviter un nouvel affrontement à l’heure du dîner. L’idéal serait peut-être de faire porter un plateau au professeur et à sa fille. Moins on la verrait et mieux ce serait…
Son regard fut attiré par la silhouette de Magda qui, hésitante tout d’abord, puis avec plus d’assurance, se dirigeait vers la cave, un seau à la main. Les hommes la regardèrent, immobiles, puis accoururent de tous les coins de la cour.
Quand elle ressortit de la cave, ils l’attendaient, regroupés en un demi-cercle compact. Il y eut des remous, des cris, des sifflets. Magda les ignora et tenta de reprendre le chemin de la tour de guet. Un des einsatzkommandos lui barra la route, mais, aussitôt, un soldat en uniforme gris le repoussa et s’empara du seau pour faire preuve de galanterie. Le SS voulut l’en déposséder et ne réussit qu’à en renverser le contenu sur le pantalon et les bottes du soldat de l’armée régulière.
Des rires fusèrent parmi les uniformes noirs, et le visage du soldat régulier devint cramoisi. Woermann devinait ce qui allait se passer mais il ne pouvait intervenir du troisième étage de la tour. Il vit le soldat en gris jeter le seau à la tête du SS. Il s’élança alors dans l’escalier, dont il dévala les marches à toute allure.
Au rez-de-chaussée, il eut tout juste le temps d’entrevoir Magda regagner ses appartements. Une véritable émeute avait éclaté dans la cour. Il dut tirer en l’air à deux reprises et menacer d’abattre ceux qui continueraient à se battre pour que les hommes retrouvent leur sang-froid.
Décidément, cette fille devait s’en aller.
Quand le calme fut revenu, Woermann confia ses hommes au sergent Oster et se rendit tout droit au premier étage de la tour. Il allait profiter de ce que Kaempffer était auprès des einsatzkommandos pour ordonner à la fille de quitter le donjon. Il fallait lui faire franchir la chaussée et la conduire à l’auberge avant que Kaempffer ne se doutât de quelque chose.
Il ne prit pas la peine de frapper à la porte.
— Fräulein Cuza !
Le professeur était installé devant la table ; sa fille n’était pas visible.
— Que lui voulez-vous ?
— Fräulein Cuza ! cria-t-il à nouveau, sans daigner répondre à la question qui lui était posée.
— Oui ? fit-elle, anxieuse, sur le pas de la porte.
— Je veux que vous fassiez vos bagages pour partir immédiatement à l’auberge. Vous avez deux minutes, pas une seconde de plus.
— Mais je ne peux pas abandonner mon père !
Il ne céderait pas et espérait que son visage ne le trahirait pas. L’idée de séparer le père de la fille ne lui plaisait pas – il était clair que le professeur avait besoin de soins et que sa fille lui était toute dévouée – mais ses hommes passaient en premier et l’influence qu’exerçait Magda sur eux était particulièrement néfaste. Le père demeurerait au donjon et la fille irait habiter à l’auberge. Discuter ne servait à rien.
Woermann la vit adresser un regard suppliant à son père mais le vieil homme ne bougea pas. Elle retourna alors dans sa chambre.
— Il ne vous reste plus qu’une minute et demie, dit Woermann.
— Une minute et demie pour quoi faire ? dit une voix derrière lui.
Woermann fit face au SS.
— Mon cher major, j’étais justement en train de dire à Fräulein Cuza de faire ses bagages pour partir à l’auberge.
Kaempffer ouvrit la bouche pour répondre mais le professeur l’en empêcha :
— Je vous l’interdis ! Je ne permettrai pas que l’on m’enlève ma fille !
Kaempffer se tourna vers le professeur, aussi surpris de cette rébellion que Woermann.
— Vous interdisez quoi, vieux Juif ? Il faudrait peut-être que vous compreniez enfin que vous n’avez rien à interdire ! Rien !
Le vieil homme courba la tête, résigné.
Satisfait du résultat produit par son éclat, Kaempffer s’adressa à Woermann :
— Veillez à ce qu’elle parte sur-le-champ ! Elle nous a déjà causé trop d’ennuis !
Stupéfait, Woermann vit le major quitter la pièce aussi vivement qu’il y était entré. Le professeur avait relevé la tête et ne semblait plus vouloir se soumettre.
— Pourquoi n’avez-vous pas protesté avant l’arrivée du major ? lui demanda Woermann. J’ai eu l’impression que vous vouliez faire partir votre fille.
— Peut-être, mais j’ai changé d’avis.
— C’est ce que j’ai vu. Et vous l’avez fait de la manière la plus provocante qui soit. Est-ce que vous manipulez toujours les gens ?
— Mon cher capitaine, dit Cuza avec infiniment de sérieux, personne ne s’occupe d’un infirme. Les gens voient le corps dévasté par l’accident ou la maladie, et ils en déduisent automatiquement que l’esprit qui l’habite est tout aussi infirme. « Il ne peut pas marcher, il ne peut donc rien avoir d’intelligent à nous communiquer. » Un infirme tel que moi apprend bien vite à faire naître dans l’esprit des hommes une idée à laquelle il a déjà pensé mais aussi à leur faire croire qu’ils en sont à l’origine. Ce n’est pas de la manipulation mais de la persuasion.
Magda sortit de la chambre, une valise à la main, et Woermann comprit qu’elle aussi avait été manipulée — « persuadée » — par le professeur. Il comprenait à présent le sens des innombrables déplacements de Magda à la cave ou dans la cour. Mais il ne s’en formalisa pas outre mesure puisqu’il s’était toujours opposé à la présence d’une femme au donjon.
— Vous serez libre de vos mouvements à l’auberge, dit-il. Je suis certain que vous comprendrez que toute tentative de fuite de votre part aurait des conséquences fâcheuses pour votre père. Je fais confiance à la dévotion que vous lui portez, et à votre honneur.
Le père et la fille échangèrent un regard.
— Ne craignez rien, capitaine, je n’ai pas l’intention de l’abandonner.
Il vit le professeur serrer les poings de rage.
— Tu devrais emporter ce livre avec toi, dit Cuza, qui tendit à sa fille le gros volume intitulé Al Azif. Étudie-le ce soir, nous en discuterons demain.
— Tu sais bien que je ne comprends pas l’arabe, dit-elle avec un sourire ironique. Je préfère celui-ci.
Elle prit sur la table un livre de petite taille, puis elle se pencha vers son père pour l’embrasser sur le front. Elle regarda ensuite Woermann dans les yeux.
— Prenez soin de mon père, capitaine. Je n’ai que lui.
Machinalement, sans réfléchir à ce qu’il disait, Woermann répliqua :
— Ne craignez rien, je m’occuperai de tout.
Il se maudit intérieurement. Il n’aurait jamais dû dire une chose pareille. Cela allait à l’encontre de toute son éducation prussienne. Mais il y avait quelque chose dans ses yeux qui le poussait à faire ce qu’elle voulait. Il n’avait pas de fille mais, s’il en avait eu une, il aurait aimé qu’elle se conduisît avec lui comme Magda avec son père.
Non… il n’avait rien à redouter d’elle, elle ne s’enfuirait pas. Mais le professeur était un malin qu’il faudrait avoir à l’œil…
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