— Emmenez-le, sergent, dit sèchement Kaempffer. Je m’occuperai de lui plus tard.
Woermann jeta le Schmeisser à Oster, qui escorta Leeb en haut de l’escalier.
— A l’avenir, dit Kaempffer d’un ton acide quand le sergent et le simple soldat furent hors de portée de voix, vous voudrez bien ne pas donner d’ordres ou infliger de punitions à mes hommes. Ils ne sont pas placés sous votre commandement mais sous le mien !
Woermann franchit quelques marches puis, quand il fut à hauteur de Kaempffer :
— Dans ce cas, gardez-les en laisse !
Le major pâlit, surpris d’un tel éclat.
— Écoutez, monsieur l’officier SS, poursuivit Woermann qui laissait enfin éclater sa colère et son dégoût, et écoutez-moi bien. Je ne sais comment faire pour être bien compris. J’aurais voulu vous raisonner mais je pense que cela ne vous atteindrait pas. Je vais donc faire appel à votre instinct de conservation, puisque nous savons tous deux de quoi il s’agit. Dites-vous bien une chose : personne n’est mort cette nuit. Et la seule différence entre cette nuit et les nuits précédentes, c’est l’arrivée des deux Juifs de Bucarest. Il faut donc qu’il y ait un rapport entre les deux événements. C’est pour cela que je vous demande de tenir éloignées vos bêtes sauvages !
Il ne prit pas la peine d’attendre la réponse de Kaempffer et se dirigea vers la tour de guet. Au bout de quelques pas, il entendit que Kaempffer le suivait. Il s’arrêta devant la porte de la suite du premier étage, frappa et entra immédiatement. La politesse était une chose, mais il voulait ne pas se départir de son image de marque aux yeux des deux civils.
Le professeur ne leva même pas les yeux vers les deux officiers. Seul, il buvait dans une petite timbale en étain, assis devant la table chargée de livres. Woermann se demanda s’il avait bougé de toute la nuit. Son regard se porta sur les livres mais s’en détourna très rapidement : l’extrait qu’il avait parcouru la veille lui revint en mémoire… il y était décrit des préparatifs pour un sacrifice en l’honneur d’une divinité dont le nom était un enchaînement de consonnes tout à fait imprononçable. Il frissonna rétrospectivement. Comment pouvait-on lire de telles choses sans en tomber malade ?
Il jeta un coup d’œil circulaire. La fille était absente – elle se trouvait probablement dans la chambre. Cette pièce semblait plus petite que la sienne, deux étages plus haut – mais peut-être n’était-ce qu’une impression causée par l’accumulation de livres et de bagages.
— Ce qui s’est passé ce matin, est-ce là un exemple de ce que nous devrons affronter toutes les fois que nous voudrons boire un peu d’eau ? dit sèchement le vieillard impassible. Ma fille doit-elle se faire agresser dès qu’elle quitte cette pièce ?
— La question a été réglée, dit Woermann. Le soldat sera puni. Et je puis vous assurer que cela ne se reproduira plus jamais.
— Je l’espère bien, répondit Cuza. Il est déjà difficile de trouver des renseignements dans ces livres quand les conditions sont optimales. Quant à travailler sous la menace… l’esprit s’y refuse.
— Il ferait mieux de ne pas refuser, Juif ! s’écria Kaempffer. Il ferait mieux de faire ce qu’on lui dit !
— Je ne parviens pas à me concentrer sur ces textes quand je suis obsédé par la sécurité de ma fille. Je pense que ce n’est pas très difficile à comprendre.
Woermann eut l’impression que le professeur cherchait un allié en lui.
— Je crains que cela ne soit inévitable, dit-il. Elle est l’unique femme de ce qui est essentiellement une base militaire. Cette situation ne me plaît pas non plus. Ce n’est pas la place d’une femme. A moins… à moins que nous ne l’installions à l’auberge. Elle pourrait emporter quelques livres et travailler seule avant de revenir confronter ses recherches avec celles de son père.
— C’est hors de question ! s’exclama Kaempffer. Elle demeurera ici pour que nous puissions la surveiller !
Il s’approcha de Cuza et dit plus calmement :
— Une seule chose m’intéresse : ce que vous avez découvert cette nuit pour que nous restions tous en vie.
— Je ne comprends pas…
— Personne n’est mort cette nuit, dit Woermann.
Il guetta une réaction sur le visage du vieil homme. La peau tendue ne frémit pas. Seuls les yeux révélèrent en s’agrandissant une certaine surprise.
— Magda ! appela-t-il. Viens ici !
La porte de l’autre pièce s’ouvrit et la fille apparut. Elle avait l’air très calme mais la main qu’elle posa sur le chambranle de la porte tremblait légèrement.
— Oui, Papa ?
— Il n’y a pas eu de victimes cette nuit ! dit Cuza. Ce doit être une des incantations que j’ai lues !
— Cette nuit ?
La fille ne put dissimuler son trouble : le souvenir de l’horreur qu’elle avait vécue… Mais elle se tourna vers son père qui hocha doucement la tête, et son visage s’illumina.
— Merveilleux ? Je me demande de quelle incantation il s’agit.
Des incantations, se dit Woermann. Lundi dernier, une telle conversation l’aurait fait rire. Mais aujourd’hui, il était prêt à écouter tout ce qui pouvait leur sauver la vie. Tout.
— Voyons donc cette incantation, dit Kaempffer, dont les yeux reflétaient un certain intérêt.
— Certainement, fit Cuza en saisissant un lourd volume. Voici le De Vermis Mysteriis de Ludwig Prinn. Il est rédigé en latin. J’espère que vous lisez le latin, major ?
Kaempffer ne répondit pas et se contenta de pincer les lèvres.
— Quel dommage, fit le professeur. Enfin, je vais traduire…
— J’espère que vous ne vous moquez pas de moi, Juif !
Cuza ne se laissa pas intimider, et Woermann éprouva pour lui une certaine admiration.
— La réponse se trouve ici ! s’écria-t-il en désignant les livres. Ce qui s’est passé cette nuit le prouve assez. Je ne sais toujours pas ce qui hante le donjon mais avec un peu de temps, un peu de calme et moins d’interventions, je suis certain de pouvoir découvrir la vérité. A présent, bonjour, messieurs.
Il chaussa ses lunettes et tira un livre vers lui. Woermann sourit devant la rage impuissante de Kaempffer, et il prit la parole avant que le major ne commît quelque bêtise.
— Je crois qu’il serait dans notre intérêt de laisser le professeur accomplir le travail pour lequel nous l’avons fait venir.
Kaempffer passa la porte. Woermann jeta un dernier coup d’œil sur le professeur et sa fille avant de l’imiter. Ces deux-là lui cachaient quelque chose. A propos du donjon ou de l’entité mystérieuse qui l’habitait, il n’aurait su le dire. D’ailleurs, cela n’avait pas grande importance. Du moment qu’il n’y avait plus de morts. Il ne savait même pas, en fait, s’il désirait connaître la vérité. Toutefois, il serait le premier à demander des comptes si la sinistre litanie des victimes devait un jour recommencer.
Le professeur Cuza repoussa le gros ouvrage dès que la porte se fut refermée. Il se frotta les doigts, l’un après l’autre, méthodiquement.
Le matin était le moment le plus pénible de la journée. Chaque partie de son corps le faisait souffrir. Les mains, tout spécialement. Ses phalanges étaient pareilles à des gonds rouillés. Toutes ses articulations refusaient de fonctionner pour effectuer le geste le plus simple. La douleur s’atténuait en fin de matinée, après qu’il eut absorbé deux doses d’aspirine ainsi que de la codéine – quand il parvenait à s’en procurer. Son corps n’était plus pour lui de la chair et du sang mais une horlogerie abandonnée sous la pluie qui aurait subi des dommages irréparables.
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