Magda hocha la tête en silence.
Papa se frotta à nouveau les yeux.
— Je n’arrive plus à lire, Magda.
— Dans ce cas, je vais t’aider à te coucher.
— Pas encore. Je suis trop las pour dormir. Joue-moi plutôt quelque chose.
— Papa…
— Je sais que tu as emporté ta mandoline.
— Papa, tu sais quel effet ma musique a sur toi.
— Je t’en prie…
Elle lui sourit, bien incapable de lui refuser quoi que ce soit.
Elle tira sa mandoline d’une valise. Elle l’avait emportée par réflexe : la musique tenait un rôle capital dans sa vie, surtout depuis que Papa avait été chassé de l’Université. Elle donnait maintenant des leçons de piano ou de mandoline à de jeunes enfants.
Elle prit place près de la cheminée et vérifia l’accord des cordes. Puis elle se lança dans une mélodie compliquée, une histoire d’amour tragique typiquement tzigane. Le second couplet terminé, elle leva les yeux vers son père.
Appuyé au dossier du fauteuil, les yeux clos, il serrait dans ses mains gantées un violon imaginaire. Ses doigts écrasaient les cordes et sa main droite faisait courir l’archet. Il avait été un bon violoniste, et ils avaient souvent joué en duo. Mais c’était avant que ses mains ne se déforment.
Et, bien que ses joues fussent sèches, Papa pleurait.
— Oh, Papa, si j’avais su… je n’aurais pas dû jouer cette chanson…
Magda était furieuse contre elle-même. Au lieu de choisir une mélodie pour mandoline seule, elle avait interprété un air qui rappelait à son père que jouer lui était désormais interdit.
Elle voulut se lever pour lui prendre la main mais n’en fit rien. La pièce ne semblait plus aussi bien éclairée.
— Ne t’en fais pas, Magda… se souvenir de l’époque où l’on jouait, cela vaut toujours mieux que ne jamais avoir joué. Et puis, j’entends toujours le son de mon violon… dans ma tête. Joue encore, je t’en prie.
Mais Magda ne bougea pas. Elle sentait un froid glacial envahir la pièce. La lumière diminuait.
Papa ouvrit les yeux et découvrit son visage.
— Magda, que se passe-t-il ?
— Le feu s’éteint !
Les flammes ne diminuaient pas d’intensité à cause d’une trop grande quantité de cendres ou d’un manque de bois ; elles semblaient rentrer dans les bûches, tout simplement. Leur éclat déclinait, mais il en allait de même pour l’ampoule unique suspendue au plafond. La pièce plongea progressivement dans l’obscurité – une obscurité qui était plus qu’une simple absence de lumière. C’était quelque chose de physique, presque de tangible, qu’accompagnaient un froid pénétrant et une odeur âcre, une pestilence évoquant irrésistiblement les malédictions et les tombes béantes.
— Que se passe-t-il ?
— Il arrive ! Magda, reste auprès de moi !
Elle se blottit tout contre son père et serra dans sa main les doigts déformés du vieillard.
— Qu’allons-nous faire ? dit-elle à voix basse, sans même savoir pourquoi elle chuchotait.
— Je ne sais pas.
L’ombre s’épaissit quand les flammes moururent et que la lampe s’éteignit complètement. Les murs de la pièce avaient disparu ou, plutôt, ils étaient noyés dans une pénombre rougeâtre qui émanait des braises rougeoyantes.
Ils n’étaient plus seuls. Quelque chose se déplaçait dans les ténèbres. Furtivement. Quelque chose de sale, quelque chose qui avait faim.
Une brise se leva alors, qui se transforma rapidement en une véritable bourrasque – bien que la porte et les fenêtres fussent fermées.
Magda tenta de se libérer de la terreur qui l’envahissait. Elle lâcha la main de son père. Elle ne pouvait voir la porte mais elle se souvenait de son emplacement. Elle se plaça alors devant le fauteuil roulant et le poussa, dos en avant, vers la porte. Il leur suffisait d’atteindre la cour ; là, ils seraient en sécurité. Pourquoi ? Elle n’en savait rien. Mais demeurer dans cette pièce, c’était attendre que la mort vienne les appeler par leur nom.
Le fauteuil roulant avait parcouru près de deux mètres dans la direction de la porte quand il se trouva immobilisé. La panique submergea Magda. Quelque chose les empêchait de passer ! Ce n’était pas un mur invisible, mais une chose bien tangible ; on eût plutôt dit que quelqu’un retenait le fauteuil et s’amusait de la voir déployer tant d’efforts.
Pendant un court instant, dans les ténèbres qui régnaient tout autour du fauteuil, elle eut l’impression de voir un visage blafard qui la regardait. Puis la vision disparut.
Le cœur de Magda battait à tout rompre et la paume de ses mains était si moite qu’elles dérapaient sur les poignées du fauteuil. Cela ne pouvait être ! C’était une hallucination ! Rien de cela n’était réel… voilà ce que son esprit lui criait. Mais son corps, lui, croyait ! Elle se pencha vers son père et la terreur qu’elle lut dans ses yeux n’avait d’égale que la sienne propre.
— Ne t’arrête pas !
— Je ne peux plus avancer !
Il tenta de tourner la tête pour découvrir ce qui faisait obstacle à leur fuite, mais ses vertèbres le lui refusèrent.
— Vite, près du feu !
Magda voulut tirer le fauteuil mais une poigne glacée s’abattit sur son bras.
Sa gorge étouffa un cri et elle ne parvint qu’à émettre une plainte suraigüe. Le froid qui s’infiltrait dans son bras remontait vers son épaule pour redescendre vers son cœur. Elle baissa les yeux et vit une main qui l’agrippait juste au-dessus du coude. Les doigts en étaient longs et épais, et des poils bouclés recouvraient le dos jusqu’à la naissance des ongles. Le poignet semblait se fondre dans la nuit.
Cette vision l’emplit de dégoût ; quoiqu’elle fût vêtue assez chaudement, elle se sentait nue et frissonnante. Elle chercha un visage mais n’en trouva aucun et lutta pour se dégager. Ses chaussures crissaient sur le sol mais ses pieds ne faisaient que du sur place. Et elle ne pouvait se résoudre à toucher cette main.
Les ténèbres prirent alors une autre nuance, comme si elles s’éclaircissaient. Une forme pâle et ovale s’avança vers elle, pour ne s’arrêter qu’à quelques centimètres. C’était un visage. Un visage de cauchemar.
Le front était large. De longs cheveux noirs pendaient de part et d’autre ainsi que des serpents. Une peau livide, des joues creuses, un nez busqué. Les lèvres retroussées dévoilaient des dents jaunâtres, effilées. Mais c’était surtout les yeux qui, plus que la poigne glacée sur le bras de Magda, paralysaient la jeune femme.
Les yeux. Larges et ronds, froids et cristallins, avec des pupilles comme des trous noirs creusés dans un chaos grouillant par-delà le mur de la raison et de la réalité, des pupilles sombres comme un ciel qui n’aurait jamais connu le soleil ou les étoiles de la nuit. Les iris se dilataient, portes jumelles qui s’entrouvraient et l’attiraient irrésistiblement vers la folie…
La folie. C’était une chose si attirante. La sécurité, la sérénité, l’isolement. Que ce serait bon de franchir ces portes pour se noyer dans ces lacs de ténèbres… que ce serait…
Non !
Magda repoussa cette tentation et se débattit de nouveau. Mais… pourquoi résister ? La vie n’était que misère et maladie – un combat où l’on n’était jamais le vainqueur. Vivre, à quoi cela servait-il ?
Et pourtant, quelque chose en elle refusait de se rendre, de se soumettre, de s’abandonner au courant qui l’entraînait vers la nuit. Mais elle se sentait si lasse, et puis, quelle différence cela pouvait-il faire de céder ?
Un bruit… une musique… non, ce n’était pas une musique. Un son dans sa tête, une musique qui n’était pas… une cacophonie délirante qui ébranlait les dernières murailles de son esprit. Autour d’elle, le monde – toutes choses – disparut lentement, et il ne demeurait plus que ces yeux… ces yeux…
Читать дальше