— Ce sont des livres ? fit Papa, étonné.
— Nous avons commencé de démonter les pierres du donjon, dit Kaempffer. De sorte que la chose que nous cherchons ne pourra plus se cacher nulle part.
— Ce n’est pas une mauvaise idée, dit Papa en haussant les épaules, mais prenez garde de ne pas libérer quelque chose de pire.
Magda le vit se tourner vers les livres, sans remarquer que Kaempffer s’était raidi en l’entendant prononcer cette dernière phrase – c’était là une possibilité qu’il n’avait jamais envisagée.
— Mais où avez-vous trouvé ces livres ? Il n’y avait pas de bibliothèque dans le donjon, et les villageois savent à peine lire leur nom.
— Il y avait une cachette dans la paroi d’un mur, dit le capitaine.
Magda s’agenouilla devant la pile de livres : il s’en dégageait une odeur ancienne qu’elle affectionnait tout particulièrement. Il devait y en avoir une douzaine ; certains étaient à moitié pourris, d’autres sous forme de manuscrits reliés. Elle en prit un au hasard. Le Livre d’Eibon . Elle sursauta. C’était impossible… c’était une plaisanterie ! Elle s’empara un à un des autres ouvrages, traduisant leur titre dans sa propre langue, et l’angoisse l’envahit. Ces livres étaient authentiques ! Elle se hâta de se relever et de revenir auprès de son père.
— Qu’y a-t-il ? demanda Papa, en découvrant l’inquiétude sur son visage.
— Ces livres ! dit-elle, incapable de dissimuler son émotion. Ils sont censés ne pas exister !
Papa approcha son fauteuil de la table.
— Montre-les-moi !
Magda se pencha et lui en tendit deux. Le premier était le De Vermis Mysteriis, de Ludwig Prinn ; le second, le Culte des Goules , du comte d’Erlette. Ils étaient très lourds et Magda frissonnait à leur contact. La curiosité anima les deux officiers qui, à leur tour, en ramassèrent.
Papa tremblait d’excitation à la vue de ces ouvrages :
— Les Manuscrits Pnakotiques ! La traduction par Du Nord du Livre d’Eibon ! Les Sept Livres Cryptiques de Hsan ! Et celui-ci : les Unaussprechlichen Kulten de von Juntz ! Ces livres n’ont pas de prix ! Ils ont été brûlés de par le monde et seuls leurs titres demeurent dans la mémoire des hommes, au point qu’on a même douté de leur existence. Et voici devant nous les exemplaires ultimes !
— On a peut-être eu de bonnes raisons de les interdire, Papa ! dit Magda, qui n’aimait pas la lueur qui éclairait les yeux du vieillard.
Ces livres l’avaient bouleversée, profondément. Ils avaient la réputation de dépeindre des rites immondes et des unions avec des forces situées au-delà de la raison et de la sagesse. Savoir maintenant qu’ils étaient réels, qu’ils étaient plus que des légendes sinistres, troublait son âme.
— Peut-être, dit Papa, sans lever les yeux – il avait ôté ses gants de cuir et conservé ceux de coton pour mieux tourner les pages – mais c’était en un autre siècle. Et je ne vois pas ce que ces livres pourraient comporter que nous ne puissions affronter aujourd’hui, en plein XX esiècle.
— Que peut-il y avoir de si affreux ? dit Woermann, qui se saisit de l’exemplaire des Unaussprechlichen Kulten . Tenez, celui-ci est écrit en allemand.
Il le feuilleta et s’arrêta finalement sur une page. Magda eut la tentation de le mettre en garde mais elle n’en fit rien. Elle ne devait rien aux Allemands. Elle vit le visage du capitaine devenir livide, sa pomme d’Adam remonter nerveusement. Il fit claquer la couverture.
— Quel esprit pervers, quel dément a pu écrire une chose pareille ? C’est… c’est…
Il ne pouvait trouver les mots susceptibles de décrire ce qu’il éprouvait en cet instant.
— Lequel est-ce ? dit Papa. Ah, le von Juntz. Il a été publié en 1839 à Düsseldorf. Le tirage en était très limité, une douzaine d’exemplaires, pas plus…
— Qu’est-ce qui ne va pas ? dit Kaempffer, qui s’était tenu à l’écart des autres.
— Ce donjon date du XV esiècle… c’est une chose dont je suis absolument sûr. Tous les livres lui sont antérieurs, à l’exception du von Juntz. Ce qui signifie que quelqu’un a visité ce donjon vers le milieu du XIX esiècle et qu’il a déposé cet ouvrage parmi les autres.
— Je ne vois pas en quoi cela nous concerne, dit Kaempffer. En quoi cela peut-il nous aider à empêcher la mort d’un de nos hommes, ou votre propre mort ?
— Le problème se présente maintenant sous un angle différent, dit Papa. Ces livres ont été condamnés à travers les siècles comme étant mauvais. Je refuse cette notion. Je dis qu’ils ne sont pas mauvais mais qu’ils traitent du mal. Celui que je tiens était tout particulièrement visé par les interdictions : il s’agit du Al Azif , dans le texte arabe original.
— Oh non ! s’écria Magda, incapable de retenir son cri.
Cet ouvrage était le pire de tous.
— Si ! Je ne suis pas très doué en arabe mais j’en sais assez pour traduire le titre et le nom du poète qui l’a écrit.
Il se tourna alors vers Kaempffer.
— La réponse à votre problème se trouve peut-être dans les pages de ce livre. Je vais m’y mettre dès ce soir. Mais il me faut d’abord voir les cadavres.
— Quoi ? s’écria le capitaine Woermann, qui s’était repris.
— Je veux examiner les blessures, pour voir s’il y a quelque chose de rituel dans leur mort.
— Nous allons vous y escorter immédiatement, dit le major, qui fit appeler deux hommes des einsatzkommandos.
Magda ne souhaitait pas les accompagner mais l’idée de rester seule dans cette pièce lui déplaisait encore plus ; elle poussa donc le fauteuil de son père vers l’escalier. Là, les deux SS soulevèrent le fauteuil et le portèrent jusqu’en bas des marches. Il faisait froid dans la cave. Magda regrettait d’y être venue.
— Que pensez-vous de ces croix. Professeur ? demanda Woermann alors qu’ils s’engageaient dans le couloir. Quelle est leur signification ?
— Je n’en sais rien. Il n’y a pas la moindre légende à leur sujet. Certains disent seulement que le donjon est l’œuvre d’un pape. Mais le XV esiècle était une époque de crise pour le Saint Empire romain, et le donjon se trouve dans une région constamment menacée par les Turcs ottomans. De sorte que la théorie papale est des plus absurdes.
— Les Turcs pourraient en être les auteurs ?
— Impossible, fit Papa, en secouant la tête. Ce n’est pas leur style architectural et la croix n’est pas un motif turc.
— Et qu’en est-il du type de croix ?
Le capitaine paraissait sincèrement intéressé par le donjon et Magda lui répondit avant Papa ; le mystère des croix la fascinait depuis des années.
— Nul ne pourrait vous renseigner. Mon père et moi-même avons compulsé d’innombrables ouvrages d’histoire chrétienne, romaine ou slave, et nous n’avons jamais découvert de croix qui ressemblât à celles-ci. Si nous leur avions trouvé un précédent historique, nous aurions peut-être pu établir un lien entre celui qui les a dessinées et le donjon. Mais nous n’avons rien trouvé. Ces croix sont uniques, comme la structure qui les abrite.
Elle aurait pu continuer ainsi très longtemps – cela l’empêchait de penser à ce qui l’attendait dans les sous-sols – mais le capitaine ne lui accordait pas beaucoup d’attention. Uniquement parce qu’elle était une femme. Les hommes étaient-ils donc tous les mêmes, en Allemagne comme en Roumanie.
— Encore une question, dit le capitaine à l’adresse de Papa. Savez-vous pourquoi il n’y a jamais d’oiseaux dans ce donjon ?
— A dire vrai, je ne l’avais jamais remarqué.
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