Il traversa la cour pour se diriger vers l’arrière du donjon. Kaempffer mort, il redeviendrait le maître incontesté des lieux, qu’il s’empresserait de quitter avant midi ; les hommes des einsatzkommandos auraient le choix de demeurer au donjon ou de le suivre, ce qu’ils feraient très certainement.
Bien sûr, Kaempffer pouvait être toujours en vie ; ce serait pour lui une grande déception, mais la situation ne serait pas entièrement négative : pour la première fois depuis leur arrivée, une nuit se serait écoulée sans voir la mort d’un soldat allemand. Et cela, c’était capital. Pour le moral des hommes. Pour le sien, aussi.
Oster courut derrière Woermann.
— Vous croyez que les Juifs sont responsables ?
— De quoi ?
— De ce qu’il n’y ait pas eu de mort cette nuit.
Woermann fit halte, leva les yeux vers la fenêtre de Kaempffer. Oster était visiblement persuadé que Kaempffer était toujours vivant.
— Pourquoi dites-vous cela, sergent ? Qu’auraient-ils pu faire ?
— Je n’en sais rien, dit Oster en fronçant les sourcils. Mais les hommes le croient, les miens, tout au moins – je veux dire, les nôtres. Après tout, nous avons perdu quelqu’un chaque nuit sauf la nuit dernière. Et les Juifs sont arrivés hier soir. Peut-être ont-ils découvert quelque chose dans les livres…
— Peut-être.
Il pénétra dans la partie arrière du donjon et s’engagea dans l’escalier.
Curieux, mais assez improbable. Le vieux Juif et sa fille ne pourraient avoir trouvé de solution aussi facilement. Le vieux Juif… voilà qu’il se mettait à parler comme Kaempffer ! Quelle misère !
Essoufflé, Woermann arriva devant la porte de Kaempffer. Trop de saucisses, se dit-il en se tenant le ventre, trop de siestes aussi. Il tendit la main vers le loquet quand la porte s’ouvrit brusquement sur le major.
— Ah, Klaus ! dit-il d’un ton bourru. J’avais cru entendre du bruit.
Kaempffer ajusta la courroie de cuir noir de son étui à revolver.
— Je suis content de voir que vous êtes en pleine forme, dit Woermann.
Étonné de cette sincérité évidente, Kaempffer se tourna vers lui puis vers Oster.
— Eh bien, sergent, de qui s’agit-il, cette fois-ci ?
— Pardon ?
— Oui, qui est mort cette nuit ? C’est l’un des miens ou des vôtres ? Je veux que le Juif et sa fille soient conduits jusqu’au cadavre et qu’ils…
— Personne n’est mort cette nuit, trancha Oster.
Kaempffer leva les sourcils de surprise.
— C’est bien vrai ? Personne n’est mort ?
— Si le sergent le dit…
— Alors, nous avons réussi !
— Nous ? Mais dites-moi, mon cher, qu’avons-nous fait, au juste ?
— Eh bien, nous avons passé une nuit sans mort ! Je vous avais dit que nous en viendrions finalement à bout !
— Puisque vous le dites… Mais je voudrais savoir quelque chose : qu’est-ce qui a produit l’effet désiré ? Ou plus exactement, qu’est-ce qui nous a protégés la nuit dernière ? Je veux le savoir avec certitude pour que cela se reproduise la nuit prochaine.
La satisfaction de Kaempffer disparut aussi vite qu’elle avait surgi.
— Allons voir ce Juif, fit-il, en bousculant presque Oster pour passer en premier dans l’escalier.
Au moment où ils pénétraient dans la cour, Woermann crut entendre une voix de femme provenant de la cave. Il ne saisit pas les mots mais la détresse de la femme était évidente. Et ce furent bientôt des cris de colère et de terreur.
Il courut jusqu’à l’entrée de la cave. La fille du professeur – il se souvint alors qu’elle s’appelait Magda – était coincée dans l’angle formé par les marches et le mur. Son tricot était déchiré, ainsi que son chemisier et son soutien-gorge, dévoilant ainsi le globe blanc d’un sein. Un homme des einsatzkommandos s’écrasait sur elle en dépit des coups de poing furieux dont elle le bombardait.
Woermann hésita un instant puis se précipita dans l’escalier. L’homme était tellement fasciné par la poitrine de Magda qu’il n’entendit pas Woermann arriver. Les dents serrées, il frappa de toutes ses forces le soldat au flanc gauche. Taper sur un de ces salauds lui faisait du bien, et il dut se retenir pour ne pas le rouer de coups.
Le SS émit un grognement de douleur et s’apprêta à riposter quand il se rendit compte qu’il était en présence d’un officier. Un instant, il se demanda s’il allait baisser les bras ou non.
Woermann aurait aimé que le soldat répliquât. Il avait déjà la main sur son Luger. Jamais auparavant, il ne se serait cru capable d’avoir envie de tuer un autre soldat allemand, mais quelque chose en lui le poussait à abattre cet homme et de détruire à travers lui tout ce qu’il reprochait à la Patrie, à l’armée, à sa carrière personnelle.
Mais le soldat ne bougea pas, et Woermann se sentit soulagé.
Que lui était-il donc arrivé ? Il n’avait jamais haï. Bien sûr, il avait tué des hommes à la guerre, mais il ne les avait jamais haïs. C’était une impression étrange, comme si quelque étranger s’était introduit chez lui sans qu’il pût trouver un moyen de le jeter dehors.
Le soldat remit de l’ordre dans son uniforme. Woermann se tourna vers Magda. Elle referma son chemisier puis se leva calmement. Tout à coup, elle envoya une formidable gifle à son agresseur, au point de le déséquilibrer.
Elle lui cracha en plein visage toute une bordée de mots roumains que Woermann ne comprit pas mais que l’expression de haine de ses yeux expliquait parfaitement. Puis elle passa devant Woermann, ramassa le pot à eau et s’en alla.
Woermann dut faire appel à toute sa réserve de Prussien pour ne pas l’applaudir. Il regarda le soldat qui, visiblement, ne savait s’il devait s’élancer derrière la fille ou se plier à la hiérarchie.
La fille… pourquoi lui donnait-il donc ce qualificatif ? Elle devait avoir une douzaine d’années de moins que lui mais elle avait certainement dix ans de plus que son fils Kurt – Kurt qui était déjà un homme. Peut-être parce qu’il émanait d’elle une certaine fraîcheur, une certaine innocence – une qualité très précieuse qu’il se devait de préserver, de protéger.
— Comment vous appelez-vous, soldat ?
— Leeb, mon capitaine. Einsatzkommandos.
— Vous avez l’habitude de vous livrer au viol quand vous êtes en service ?
Pas de réponse.
— Est-ce que ce que je viens de voir fait partie intégrante de votre mission ?
— C’est une Juive, mon capitaine.
Le ton de l’homme impliquait que cela suffisait à justifier toute action.
— Vous ne m’avez pas répondu, soldat ! fit Woermann, qui se sentait sur le point d’exploser. Est-ce que cette tentative de viol fait partie de vos attributions ?
— Non, mon capitaine.
Woermann arracha le Schmeisser du soldat Leeb.
— Vous êtes consigné dans votre chambrée, soldat…
— Je vous en prie !
Woermann remarqua que cette supplique ne s’adressait pas à lui mais à quelqu’un d’autre qui se trouvait derrière lui. Il n’avait pas besoin de se retourner pour savoir de qui il s’agissait, et préféra achever sa phrase.
— Pour avoir déserté votre poste. Le sergent Oster décidera d’une action disciplinaire. A moins, ajouta-t-il au bout d’une seconde, que le major envisage une punition particulière.
Kaempffer avait légalement le droit d’intervenir puisque les deux officiers appartenaient à des services différents ; Kaempffer était de plus ici sur ordre du Commandement Suprême, dont dépendaient en fin de compte toutes les forces armées. Il était de plus supérieur en grade à Woermann. Mais Kaempffer se sentait pris au piège : excuser le soldat Leeb reviendrait à accepter qu’un homme du rang déserte son poste. Aucun officier ne pouvait l’admettre. Kaempffer était coincé, et Woermann le savait.
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