Et puis, il y avait cette sécheresse dans la bouche qui ne le quittait jamais. Les docteurs lui avaient expliqué qu’« il n’est pas rare que les malades atteints de sclérodermie observent une nette diminution du volume des sécrétions salivaires ». Cette observation clinique se traduisait chez lui par l’impression d’avoir une langue aussi sèche que du plâtre de Paris. Il avait toujours un peu d’eau à portée de la main et, s’il n’en buvait pas, sa voix devenait rocailleuse, presque inaudible.
Avaler des aliments lui était également pénible, comme si ses muscles refusaient de mâcher puis d’entraîner le bol alimentaire vers l’estomac.
Ce n’était pas une vie, et il avait plus d’une fois envisagé de mettre un terme à toute cette mascarade. Mais il n’avait jamais rien tenté. Peut-être parce qu’il manquait de courage ; peut-être aussi parce qu’il voulait faire face à toutes les épreuves qui l’attendaient encore.
— Tu vas bien, Papa ?
Magda se tenait près de la cheminée et frissonnait. Le froid n’en était pas à l’origine. Papa savait qu’elle avait été bouleversée par l’apparition et qu’elle n’avait pas dormi de la nuit. Lui non plus, d’ailleurs. Mais se faire ensuite agresser à moins de dix mètres de son appartement…
Des sauvages ! Il aurait donné n’importe quoi pour les voir tous morts – pas seulement ceux qui logeaient au donjon mais tous ces nazis infects qui grouillaient en Europe. Il aurait souhaité les exterminer avant qu’ils ne l’exterminent. Mais que pouvait-il faire ? Un vieillard infirme incapable de défendre sa propre fille – que pouvait-il faire ?
Rien. Il aurait voulu pleurer, hurler de rage, briser des objets, abattre les murailles à l’instar de Samson.
— Tout va bien, Magda, dit-il. Ce n’est ni pire ni mieux que d’habitude. Mais il y a une chose qui me chagrine. Ta place n’est pas ici. Ce n’est la place d’aucune femme.
— Je le sais, soupira-t-elle. Mais il n’y a pas moyen de partir sans leur permission.
— Que tu es dévouée, dit-il, alors qu’une bouffée d’amour pour elle montait en lui. Mais je ne parlais pas de nous. C’est de toi que je parlais. Je veux que tu quittes ce donjon dès qu’il fera nuit.
— Je ne suis pas très douée pour escalader les murs, dit-elle avec un pauvre sourire. Et je ne me vois pas en train de faire du charme à la sentinelle. D’ailleurs, je ne saurais pas comment m’y prendre.
— Rappelle-toi, la sortie de secours est située juste sous nos pieds.
— C’est vrai, fit-elle, j’avais oublié.
— Comment pourrais-tu l’oublier ? C’est toi-même qui l’as découverte !
Cela s’était passé au cours de leur dernière visite. Il réussissait encore à se déplacer seul, avec l’aide de deux cannes, toutefois. Il avait envoyé Magda dans la gorge pour qu’elle trouve une pierre angulaire ou peut-être même une simple roche portant une inscription… n’importe quoi qui aurait pu lui fournir des renseignements sur le bâtisseur de ce donjon. Magda n’avait trouvé aucune inscription, rien qu’une grande dalle de pierre posée contre le mur de la tour de guet ; elle s’était appuyée contre la dalle, qui avait pivoté pour révéler une série de marches menant vers le haut.
Elle avait insisté pour explorer la base de la tour, dans l’espoir d’y découvrir quelque vieux document. Mais elle ne vit rien de plus qu’un escalier en colimaçon qui semblait muré à l’extrémité supérieure. Muré ? Non – l’escalier débouchait sur une niche située à l’intérieur même de la muraille qui séparait les deux chambres. Là, Magda trouva une autre pierre qui pivotait aisément et permettait donc d’entrer ou de sortir secrètement des appartements de la tour.
Cuza n’avait accordé aucune importance à cet escalier – après tout, chaque château, chaque donjon possédait son passage secret. Mais il y voyait aujourd’hui un moyen pour Magda de recouvrer la liberté.
— Je veux que tu empruntes l’escalier dès qu’il fera nuit et que tu marches dans la gorge en direction de l’est. Quand tu auras atteint le Danube, tu le suivras jusqu’à la mer Noire. Après quoi, tu te rendras en Turquie et…
— Sans toi ?
— Bien entendu !
— Abandonne cette idée, Papa ! Je resterai avec toi !
— Magda, tu dois obéir, c’est un ordre que te donne ton père !
— Non ! Je ne te quitterai jamais ! Je ne pourrais plus me regarder dans un miroir si je faisais une chose pareille !
Il appréciait les sentiments qu’elle éprouvait à son égard mais cela n’atténua en rien sa frustration. Il n’obtiendrait rien d’elle par l’autorité. Il décida alors de se montrer plus suppliant. Cette méthode offrait toujours d’excellents résultats. Au fil des années, par l’ordre ou par la prière, il avait toujours réussi à la faire céder. Il se reprochait parfois cette attitude dominatrice mais, après tout, elle était sa fille et lui, son père. De plus, il avait besoin d’elle. Mais aujourd’hui, le temps était venu de lui donner sa liberté pour qu’elle sauve sa vie.
— Je t’en prie, Magda, accorde cette faveur à un vieil homme qui mourra en paix s’il sait que tu as pu échapper aux Nazis.
— Et moi, je saurai que tu es resté parmi eux ? Jamais !
— Écoute-moi ! Tu pourras emporter le Al Azif avec toi. C’est un lourd volume, je le sais, mais tu trouveras bien un pays où tu pourras le vendre à un bon prix.
— Non, Papa ! dit-elle avec une détermination qu’il ne lui connaissait pas.
Elle se retira dans l’autre pièce et tira la porte derrière elle.
Je l’ai trop bien élevée, se dit-il. Je l’ai tenue si près de moi qu’elle ne peut plus me quitter, fût-ce au prix même de sa vie. Est-ce pour cela qu’elle ne s’est jamais mariée ? Est-ce ma faute ?
Cuza se frotta les yeux de ses mains gantées de coton et évoqua les années passées. Magda était depuis sa puberté l’objet de l’intérêt des hommes, et elle ne laissait personne indifférent. Elle se serait probablement mariée et aurait eu beaucoup d’enfants – et lui-même aurait été grand-père – si sa mère n’était morte subitement onze ans plus tôt. Magda n’était âgée que de vingt ans à l’époque mais elle avait changé du tout au tout pour assurer son rôle d’infirmière, de secrétaire, d’associée. Bientôt, les hommes la trouvèrent trop distante.
Mais il y avait des problèmes plus urgents à régler. L’avenir de Magda était des plus limités si elle ne se résignait pas à quitter le donjon. En outre, il y avait l’apparition à laquelle ils avaient été confrontés la nuit précédente. Cuza était certain qu’elle reviendrait à la tombée du jour et ne voulait pas que Magda vécût ce moment. Il avait décelé dans ses yeux une volonté qui lui avait tordu le cœur ainsi qu’une poigne de glace, une faim indicible… non, Magda devrait être loin lorsque la nuit tomberait.
Plus que toute autre chose, il désirait rester seul pour attendre son retour. Ce serait l’apogée de sa vie – rencontrer un mythe, une créature dont on se servait depuis des siècles pour effrayer les enfants. Sans parler des adultes. Prouver enfin son existence ! Il se devait de parler à nouveau à cette chose… de la forcer à lui répondre, pour savoir enfin, de tous les mythes qui l’entouraient, lesquels étaient vrais et lesquels étaient faux.
Son cœur bondissait dans sa poitrine à la seule pensée de cette confrontation. Étrangement, il ne se sentait pas menacé par cette créature. Il connaissait sa langue et avait même réussi à communiquer avec elle la nuit dernière. Elle l’avait compris et ne leur avait pas fait de mal. Il entrevoyait la possibilité de créer une sorte de terrain d’entente spirituel. En tout cas, il ne souhaitait nullement l’empêcher d’agir ou l’anéantir – le professeur Theodor Cuza ne pouvait être l’ennemi de tout ce qui contribuerait à décimer l’armée allemande.
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