— Vous me haïssez, n’est-ce pas ? dit-il, le regard suppliant.
Magda s’avança vers lui et posa la main sur son épaule.
— Non, vous n’avez pas voulu nous nuire.
— J’espère que tout se passera bien pour vous.
— Je l’espère aussi.
Lentement, elle suivit le chemin qui menait à la gorge. Les cailloux crissaient sous ses pas. Il était minuit et il faisait froid. Le brouillard s’était levé et enveloppait le donjon. La lumière provenant de la cour rendait l’air phosphorescent, et le donjon ressemblait à quelque paquebot de luxe dérivant sur un océan de brume.
Et la peur s’insinua en elle.
La nuit dernière… Elle revit les yeux dans le noir, elle sentit la poigne glacée sur son bras. Elle effleura de ses doigts la tache grisâtre qu’elle y avait laissée. Non, ce n’était pas un rêve. C’était un cauchemar devenu réalité. Une créature qu’elle avait toujours cru née de l’imagination des hommes était en fait bien réelle, et elle rôdait dans ce donjon de pierre. Ce donjon où Papa demeurait seul. Et elle savait qu’il l’attendait. Papa espérait que l’être lui rendrait à nouveau visite, et elle ne serait pas à ses côtés pour l’aider. Ils avaient été épargnés la nuit dernière mais une telle chance pouvait-elle se reproduire ?
Et puis, si la créature désirait subitement traverser la gorge et s’en prendre à elle ? Jamais elle ne pourrait supporter une nouvelle entrevue !
Tout cela était irréel, se dit-elle dans un sursaut. Les morts vivants n’existaient pas !
Et pourtant…
Un bruit de sabots interrompit le cours de ses pensées. Elle tourna la tête et vit vaguement un cheval et son cavalier galoper vers la chaussée menant au donjon. Au tout dernier instant, l’homme arrêta sa monture. Malgré la pénombre, Magda remarqua une longue boîte attachée aux flancs du cheval. Puis le cavalier mit pied à terre.
Sans savoir exactement pourquoi, elle se dissimula derrière des broussailles et observa l’homme qui regardait le donjon. Les événements des derniers jours l’avaient rendue méfiante envers tous ceux qu’elle ne connaissait pas.
Grand et musclé, il ne portait pas de coiffure et ses cheveux roux flottaient au vent. Sa respiration était rapide mais il n’était pas essoufflé. Elle le vit suivre du regard les sentinelles du donjon, comme s’il les comptait. Son attitude tout entière était celle d’un homme tendu, frustré, voire étonné.
Il demeura longtemps silencieux et immobile. Magda commençait à avoir des crampes mais elle n’osait pas esquisser le moindre mouvement. Enfin, il s’en revint auprès de son cheval. Ses yeux parcouraient le rebord de la gorge et, subitement, s’immobilisèrent en direction de Magda. Elle retint son souffle et sentit son cœur cogner contre sa poitrine.
— Eh, vous ! Venez ici ! cria-t-il d’une voix puissante où perçait l’accent propre au dialecte mégléno-roumain.
Magda ne bougea pas. Comment pouvait-il la voir derrière ces broussailles, avec cette obscurité ?
— Montrez-vous ou je vais vous chercher !
Magda ramassa une lourde pierre puis se releva pour s’approcher de l’homme. Elle ne permettrait à qui que ce soit de l’attirer une fois de plus où elle ne voulait pas aller.
— Pourquoi vous cachiez-vous ?
— Parce que je ne sais pas qui vous êtes, dit Magda d’une voix qui se voulait pleine de défiance.
— C’est normal, dit l’autre en hochant la tête.
Magda le sentait tendu mais elle savait qu’elle n’était pas responsable de cette tension. Cela la calma quelque peu.
Il fit un geste en direction du donjon.
— Que se passe-t-il là-dedans ? Pourquoi éclaire-t-on le donjon comme une attraction pour touristes ?
— Ce sont les soldats allemands.
— Je me disais bien que ces casques avaient l’air allemand. Mais pourquoi sont-ils ici ?
— Je n’en sais rien, et je crois bien qu’ils ne le savent pas eux-mêmes.
A nouveau, il observa le donjon, et elle l’entendit murmurer quelque chose comme « Les imbéciles ! ». Il semblait ne pas s’intéresser à elle et porter toute son attention sur le donjon. Magda eut envie de lâcher la pierre qu’elle tenait, mais elle n’en fit rien.
— Pourquoi vous intéresse-t-il autant ? demanda-t-elle.
— Je suis un touriste et j’ai voulu revoir ce lieu que j’avais déjà visité.
Elle sut immédiatement que c’était un mensonge. Il valait mieux qu’elle retourne à l’auberge. Elle craignait de rester dans le noir avec un homme qui mentait aussi effrontément.
— Où allez-vous ?
— Je regagne ma chambre. Il fait si froid.
— Je vous accompagne.
— Je trouverai bien le chemin toute seule, dit Magda, mal à l’aise.
Il ne parut pas l’entendre, à moins qu’il ne tînt pas compte de ses paroles. Il tira sa monture et marcha à ses côtés. Devant eux, l’auberge ressemblait à une grosse boîte éclairée de l’intérieur.
— Vous pouvez jeter cette pierre, lui dit-il. Vous n’en aurez pas besoin.
Magda ne put dissimuler sa surprise. Comment cet homme pouvait-il voir dans le noir ?
— Je suis seule à pouvoir en juger.
Il dégageait une odeur forte, un mélange de sueur d’homme et de cheval qu’elle trouvait désagréable. Aussi pressa-t-elle le pas pour le distancer. Il ne chercha pas à la rattraper.
Magda se débarrassa de la pierre à la porte de l’auberge et pénétra dans le hall. La salle à manger était plongée dans l’obscurité. A gauche, Iuliu s’appuyait sur son bureau et se préparait à souffler une bougie.
— Attendez un instant, dit-elle en passant près de lui. Je crois que vous avez un nouveau client.
— Ce soir ?
— Tout de suite.
Radieux, il ouvrit le registre et déboucha l’encrier. Cette auberge avait toujours appartenu à la famille de Iuliu. Certains prétendaient même qu’elle avait été construite pour les maçons chargés d’édifier le donjon. Les voyageurs y étaient plus que rares, et Iuliu et sa famille tiraient la majorité de leurs revenus de la commission qu’ils recevaient du mystérieux visiteur qui apportait l’argent nécessaire à l’entretien du donjon. Le reste provenait de la vente de la laine des moutons dont s’occupait le fils de Iuliu.
Deux chambres louées le même jour : une véritable aubaine !
Magda se rendit à l’étage mais ne rentra pas tout de suite dans sa chambre. Elle voulait entendre ce que l’étranger dirait à Iuliu. Elle s’étonna d’ailleurs de cette soudaine curiosité : en plus de son odeur, cet homme avait quelque chose d’arrogant et de condescendant qui lui déplaisait au plus haut point.
Il pénétra dans l’auberge et sa voix résonna dans le hall.
— Ah, l’aubergiste, vous êtes encore debout ! Envoyez quelqu’un prendre soin de mon cheval et le mettre à l’écurie. C’est ma deuxième monture de la journée et je l’ai littéralement crevée. Ho ! Vous m’entendez ?
— Oui, oui, monsieur, balbutia Iuliu.
— Vous pourrez vous en charger ?
— Oui, tout de suite, je vais appeler mon neveu.
— Je voudrais aussi une chambre.
— Il nous en reste deux. Signez ici, je vous prie.
— Je veux celle qui donne directement sur… celle qui donne sur le nord.
— Hum… je vous demande pardon, monsieur, mais il faut inscrire votre nom de famille. « Glenn » ne suffit pas, dit Iuliu d’une voix tremblante.
— Est-ce qu’un autre Glenn habite ici ?
— Non.
— Est-ce que quelqu’un de la région porte ce nom ?
— Non, mais…
— Dans ce cas, Glenn fera l’affaire.
— Très bien, monsieur. Mais je dois vous prévenir que la chambre nord est occupée. En revanche, celle qui donne à l’est est libre.
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