— Dites-moi ! Était-il sombre ? Pâle ? Beau ? Laid ? Dites-le-moi !
— Je… je ne m’en souviens plus très bien. Tout ce que je sais, c’est qu’il avait l’air fou et… impie, si ce mot a pour vous quelque signification.
Glenn se redressa.
— Oh, oui… Et je ne dis pas cela pour vous effrayer. Mais ses yeux, comment étaient-ils ?
— Pourquoi me demandez-vous cela ? Vous savez comment ils étaient ? dit Magda, de plus en plus mal à l’aise.
— Je ne sais rien de ses yeux, dit-il vivement, mais l’on dit que ce sont des fenêtres ouvertes sur l’âme.
— Eh bien, fit-elle d’une voix lugubre, si cela est, son âme n’est qu’un gouffre sans fond.
Ils restèrent silencieux pendant quelques instants et se contentèrent d’observer le donjon. Magda se demandait à quoi il pouvait bien penser. Puis Glenn parla à nouveau :
— Autre chose : savez-vous comment tout a commencé ?
— Mon père et moi n’étions pas ici mais on nous a raconté que le premier homme est mort quand il a essayé d’ouvrir un mur de pierre en compagnie de son camarade.
Elle le vit grimacer et fermer les yeux – comme s’il souffrait. Puis ses lèvres formèrent une nouvelle fois le mot « Imbéciles ».
Il rouvrit les yeux et tendit la main vers le donjon.
— Que se passe-t-il dans la chambre de votre père ?
Magda ne vit rien, tout d’abord, puis la terreur l’étreignit. La lumière diminuait. Elle s’élança vers la chaussée mais Glenn la saisit par le poignet et la retint.
— Ne soyez pas stupide ! lui murmura-t-il à l’oreille. Les sentinelles vont vous tirer dessus ! De toute façon, vous ne pouvez rien faire !
Magda ne l’entendait même pas. Frénétiquement, comme une bête capturée, elle se débattait. Il fallait qu’elle rejoigne Papa ! Mais Glenn était plus fort qu’elle, et ses doigts s’enfonçaient dans ses bras.
Alors, elle se résigna.
Elle ne pouvait plus rien pour Papa. Elle ne pouvait plus l’aider.
C’est alors que désespérée, muette, elle vit la lumière mourir dans la chambre de Papa, lentement, inexorablement.
LE DONJON
Jeudi 1 ermai
2 heures 17
Theodor Cuza avait fait preuve de beaucoup de patience et de dévotion, sans même savoir pourquoi il était persuadé que la créature entrevue la nuit précédente le visiterait à nouveau ce soir. Il lui avait parlé dans la langue des anciens. Et elle reviendrait. Cette nuit.
Rien d’autre n’était certain. Peut-être découvrirait-il des secrets recherchés par les savants à travers les âges. Peut-être aussi ne verrait-il plus jamais le matin.
Tout était prêt. Il était installé devant la table ; à sa gauche étaient empilés les gros ouvrages et, à sa droite, toutes sortes d’amulettes destinées à se préserver des vampires. Et puis, il y avait aussi l’éternelle timbale pleine d’eau.
L’unique lumière était prodiguée par l’ampoule nue pendue au-dessus de la table ; sa respiration constituait tout le fond sonore. Cuza tremblait, par désir de savoir mais aussi par peur de l’inconnu.
Soudain, il comprit qu’il n’était plus seul.
Il sentit, avant de voir quoi que ce soit, une présence maligne, qui échappait à son champ de vision et toute possibilité de description. Elle était là, tout simplement. Puis ce fut le début de l’obscurité. La nuit précédente, les ténèbres avaient remplacé l’air même de la chambre ; ce soir, elles sourdaient lentement des murs, insidieusement, jusqu’à les lui dissimuler.
Cuza posa les mains bien à plat sur la table pour les empêcher de trembler. Il sentait son cœur battre avec tant de violence qu’il redoutait à tout instant de voir ses vaisseaux se rompre. Le moment était venu, enfin !
Les murs avaient disparu. La nuit le couvrait d’un dôme d’ébène qui engloutissait toute lumière. Il faisait froid, mais pas autant que la nuit précédente, et le vent ne soufflait pas.
— Où êtes-vous ? dit-il en slavon.
Pas de réponse. Mais dans les ténèbres, par-delà le point que la lumière ne pouvait franchir, il savait que quelque chose attendait.
— Montrez-vous, je vous en prie !
Il y eut un long moment de silence puis une voix fortement accentuée s’éleva dans l’ombre.
— Je peux parler une forme plus moderne de notre langue.
Les mots étaient empruntés à une forme ancienne du dialecte daco-roumain parlé dans cette région à l’époque où fut construit le donjon.
Les ténèbres se dissipèrent quelque peu à l’extrémité de la petite table. Une forme se dessina dans le noir. Cuza reconnut immédiatement les yeux et le visage, puis le corps tout entier devint visible. Devant lui se dressait une sorte de géant : il devait mesurer un bon mètre quatre-vingt-quinze et se tenait fièrement campé sur ses jambes. Une cape noire, comme ses yeux et sa chevelure, traînait jusqu’à terre ; une broche d’or ciselé la retenait au cou. Cuza pouvait également voir une chemise rouge flottante faite probablement de soie, des pantalons vagues ressemblant à des culottes de cheval et de hautes bottes de cuir brun.
Puissance, décadence, arrogance – tout y était.
— Comment se fait-il que vous sachiez cette langue ? dit la voix.
Cuza s’entendit bredouiller :
— Je l’ai étudiée pendant des années, de nombreuses années.
Il se rendit compte que son esprit était engourdi. Tout ce qu’il voulait savoir, tout ce qu’il désirait demander— tout cela s’était envolé. Machinalement, il énonça la première idée qui lui vint à l’esprit.
— Je m’attendais presque à vous voir arriver en smoking.
Les sourcils épais du visiteur se rapprochèrent pour manifester son étonnement.
— Je ne comprends pas le mot « smoking ».
Cuza s’en voulut de sa légèreté – c’est étonnant de voir comment un roman écrit au XIX esiècle par un Anglais peut modifier votre perception d’un mythe essentiellement roumain. Il s’appuya sur les bras du fauteuil.
— Qui êtes-vous ?
— Je suis le vicomte Radu Molasar. Cette région de Valachie m’appartenait jadis.
— Un boyard ?
— Oui, un des rares qui furent fidèles à Vlad – celui que l’on surnommait Tepes, l’Empaleur – jusqu’à sa fin devant Bucarest.
Cuza ne pouvait en croire ses oreilles bien qu’il se fût attendu à une telle réponse.
— Cela se passait en 1476 ! Il y a près de cinq siècles ! Êtes-vous donc si vieux ?
— J’étais là.
— Mais où vivez-vous depuis le XV esiècle ?
— Ici.
— Pourquoi ?
Au fur et à mesure qu’il parlait, la peur cédait la place au plaisir de la découverte. Il voulait tout savoir – tout de suite !
— J’étais poursuivi.
— Par les Turcs ?
Les yeux de Molasar se fermèrent à moitié pour ne plus montrer que des pupilles d’une noirceur infinie.
— Non… par d’autres hommes… des fous qui m’auraient pourchassé dans le monde entier pour me détruire. Je savais que je ne pourrais tous les écraser, aussi préférai-je les éviter.
Ce disant, il ébaucha un sourire qui révéla des dents longues et jaunâtres, robustes sans qu’aucune fût particulièrement pointue.
— C’est pour cela que j’ai édifié ce donjon, poursuivit-il, que je l’ai aménagé et que je m’y suis caché.
— Êtes-vous… commença Cuza qui ne pouvait plus retenir plus longtemps sa question. Êtes-vous un mort vivant ?
A nouveau ce sourire froid, presque moqueur.
— Un mort vivant ? Un Nosferatu ? Un moroi ? Peut-être.
— Mais comment avez-vous…
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