Les deux forces se heurtèrent : salves de spectres, suivies quelques secondes plus tard de tirs de mitraille et de lances de l’enfer.
« Le Vaillant est durement touché ! » lança une voix. Geary se rendit soudain compte que c’était la sienne. Mais seuls seize vaisseaux Énigma fondaient encore sur eux, tandis que, menés par l’ Indomptable, les huit croiseurs de combats rescapés de l’Alliance accéléraient férocement à leur rencontre.
Les mains de Desjani dansèrent sur ses commandes de tir, et l’ Indomptable frémit légèrement, secoué par le largage de ses missiles spectres ; puis les lances de l’enfer du vaisseau s’activèrent à leur tour, commandées automatiquement par des systèmes de combat plus réactifs que tout être humain. Des rafales de mitraille suivirent, juste avant que le plus rapide des bâtiments adverses ne traverse en un clin d’œil le barrage de la flotte.
Geary ne quittait pas des yeux l’écran, où s’affichaient rapidement des mises à jour à mesure que les senseurs de chaque vaisseau de la flotte transmettaient leurs données. Seuls trois Énigma bougeaient encore, piquant droit sur l’astéroïde sans faire mine de se retourner ni de ralentir.
Un instant plus tard, ils le télescopaient à soixante mille kilomètres par seconde.
Les écrans se remirent à jour, montrant à présent un nuage de poussière en rapide expansion là où, un instant plus tôt, se trouvaient l’astéroïde et les trois vaisseaux extraterrestres. Tout le monde se taisait. Geary s’arracha finalement à la contemplation de ce spectacle pour constater que, de nouveau, tous les autres bâtiments ennemis proches, qu’ils fussent gravement endommagés ou complètement H. S., s’étaient autodétruits.
Ce ne fut qu’une demi-heure plus tard qu’ils virent l’unique rescapé de tous les vaisseaux extraterrestres du système virer de bord, poursuivi par les croiseurs légers et la moitié des destroyers de l’Alliance, tandis que l’autre moitié freinait pour récupérer l’éclaireur égaré. « Pourquoi se suicident-ils parfois sans aucune raison logique, alors qu’il leur arrive de faire preuve de modération devant une forte supériorité numérique ? » se demanda Geary avant de reporter le regard sur l’évaluation des dommages infligés à ses croiseurs de combat, pour se concentrer avant tout sur le Vaillant et ses dix-sept morts.
« Je l’ignore, répondit Desjani. Et je m’en fous. Si d’autres extraterrestres arrivent à portée de mes armes, je leur ôte tout espoir d’avenir. »
Les destroyers chargés de récupérer l’éclaireur ralentirent encore, jusqu’à ce que le Carbine agrafe sa combinaison et le hisse à bord. « But ! » Le message de victoire leur parvint quelques minutes plus tard de l’équipe de secours, tandis que tout le groupe de destroyers et de croiseurs entreprenait d’accélérer pour rejoindre la flotte.
« Les destroyers exigent une rançon », annonça Carabali à Geary. Elle avait l’air bien plus détendue que durant l’intervention sur l’astéroïde.
« Rien que les fusiliers ne soient pas disposés à payer ?
— Nous offrirons des tournées à leurs gars dans un bar la prochaine fois que la flotte sera en permission, amiral. Merci.
— Je ne pouvais pas abandonner cet éclaireur, général.
— Vous n’aviez pas à prendre cette décision. »
Desjani se tourna vers Geary quand il coupa la communication. « Vous devriez aller vous reposer.
— Vous aussi.
— J’ai parlé la première.
— Vous avez fait du très bon boulot là-bas.
— Eh bien, merci, amiral. Je peux encore descendre Vente ?
— Non. » Geary ferma un instant les yeux, pris d’une immense lassitude maintenant que ces longues journées de tension s’achevaient sur un succès. « La menace n’a pas eu l’air de l’éperonner. Deux minutes de plus et nous nous serions encore trouvés à proximité de cet astéroïde quand les vaisseaux Énigma l’ont transformé en ferraille à haute vélocité.
— Il fallait absolument réussir, parce que nous n’en aurons plus l’occasion. » La voix de Desjani semblait lointaine. « La prochaine fois que nous nous approcherons à moins d’une heure-lumière d’un site où ils détiennent des hommes, ils le feront exploser. »
Elle avait raison et Geary le savait. Sans doute avaient-ils remporté une victoire, mais ce serait la dernière de cette espèce.
En dépit de l’apparition de vingt nouveaux vaisseaux Énigma aux autres points de saut, Geary prit le temps de rassembler la flotte et de la réorganiser en une unique formation. Les journées qu’ils consacrèrent à cette tâche puis au trajet vers le point de saut qu’ils comptaient emprunter leur permirent aussi d’en apprendre davantage sur les gens qu’ils avaient secourus.
« Ils n’ont jamais vu un seul extraterrestre, rapporta le lieutenant Iger à Geary. Même pas ceux qui ont été capturés plutôt que nés sur place. » Il activa une autre fenêtre montrant un homme d’un âge avancé. « C’était un matelot d’un aviso syndic. Il ne sait pas à quand remonte sa capture, parce qu’ils ne disposaient d’aucun moyen de mesurer le temps à l’intérieur de l’astéroïde, mais, en comparant son récit avec les archives fournies par les Syndics, elle doit dater d’une quarantaine d’années. Un aviso a disparu à cette époque alors qu’il traversait le système stellaire frontalier d’Hina. »
Le vieillard prit la parole : « J’ignore ce qui s’est passé. J’étais à mon poste d’observation quand, brusquement, nous avons commencé à nous faire canarder. Les frappes venaient de nulle part. Je me rappelle au moins ça. Tout le monde s’est mis à hurler “Mais d’où est-ce que ça vient ?”. Puis nous avons reçu l’ordre d’évacuer le bâtiment et je me suis dirigé vers une capsule de survie avec deux autres matelots. Nous avons jailli du vaisseau. C’est mon dernier souvenir avant de me réveiller là-bas. Dans un astéroïde. J’ai toujours pensé que ça devait en être un. Je ne sais pas ce qu’il est advenu des deux autres gars. De toute notre unité mobile, je suis le seul à avoir débarqué là-bas. Non, personne ne m’a vu arriver. Je me suis simplement retrouvé sur place. La lumière s’éteignait de temps en temps, nous nous endormions tous et, à notre réveil, il y avait quelqu’un d’autre étendu devant le sas, ou bien des caisses de vivres, quand ce n’était pas un cadavre qui avait été enlevé. Si l’un de nous mourait, nous savions qu’un autre prisonnier allait apparaître tôt ou tard, ou qu’une des femmes tomberait enceinte et aurait un enfant. Nous étions toujours le même nombre. Oui. Trois cent trente-trois. Pourquoi, j’en sais rien. »
Il s’interrompit, clignant des paupières pour chasser ses larmes. « Je sais que vous appartenez à l’Alliance mais… est-ce que je ne pourrais pas rentrer chez moi, amiral ? Ça fait si longtemps. Je croyais mourir dans ce trou. J’ai envie de rentrer, amiral. »
Geary détourna les yeux en s’efforçant de maîtriser son émotion, de ne pas permettre à la pitié qu’il éprouvait pour cet homme ni à l’animosité que lui inspiraient ses geôliers de prendre le pas sur sa raison. Comment aurions-nous traité des Énigmas si nous en avions capturé ? Peut-être pas l’Alliance. Mais les Syndics auraient sans doute bâti quelque chose comme cet astéroïde/prison. « Il ne peut rien nous apprendre, lieutenant Iger ?
— Non, amiral. Aucun ne le peut. »
Seul le compte rendu du médecin-major était quelque peu encourageant. « Nous n’avons détecté aucun agent biologique dans leur organisme, ni même la preuve qu’on aurait procédé sur eux à de tels essais. En revanche, ils étaient farcis de nanotechnologie, de dispositifs qui, hors de l’astéroïde, auraient certainement déclenché des réactions fatales si nous ne les avions pas tout de suite neutralisés. »
Читать дальше