Bethan lui flanqua un coup de coude dans le ventre et tendit le doigt.
La forme marron suspendue en l’air était maintenant d’un rouge vif.
Le livre trembla dans ses mains. Rincevent prit la vierge par la taille, empoigna Deuxfleurs par le col et sauta en arrière.
Bethan lâcha l’In-Octavo qui tomba vers les dalles. Et ne les atteignit pas.
* * *
L’espace autour du livre se mit à rougeoyer et il s’éleva lentement, battant de ses pages comme s’il s’agissait d’ailes.
Un son doux et plaintif de corde pincée se fit entendre et l’In-Octavo parut exploser en une fleur de lumière silencieuse et tourmentée qui s’épanouit en un instant, se flétrit et disparut.
Mais quelque chose se passait beaucoup plus haut dans le ciel…
* * *
Dans les profondeurs géologiques du gigantesque cerveau de la Grande A’Tuin, de nouvelles pensées filèrent le long de tubes neuraux de la largeur de routes à grande circulation. Il était impossible pour une tortue céleste de changer d’expression mais, d’une manière indéfinissable, sa face squameuse, vérolée par les météores, avait l’air dans l’attente d’un événement.
Elle fixait les huit sphères qui orbitaient inlassablement autour de l’étoile, sur les plages de l’espace.
Les sphères se craquelaient.
De formidables segments rocheux se détachèrent et entamèrent une longue descente en spirale vers l’étoile. Le ciel s’emplit de tessons étincelants.
Des débris d’une coquille creuse sortit une toute petite tortue céleste qui se lança dans la lumière rouge à coups de nageoires. Elle était à peine plus grosse qu’un astéroïde et sa carapace luisait encore de jaune d’œuf fondu.
Elle supportait, elle aussi, quatre petits éléphanteaux. Sur leur dos reposait un disque-monde, encore minuscule, couvert de fumée et de volcans.
La Grande A’Tuin attendit que les huit bébés tortues se soient tous libérés de leurs coquilles et aventurés dans l’espace, l’air perplexe. Puis, doucement, comme pour ne rien déranger, la vieille tortue fit demi-tour et, avec un grand soulagement, reprit sa longue nage vers la bienheureuse fraîcheur des abîmes insondables de l’espace.
Les jeunes tortues suivirent leur mère, orbitant autour d’elle.
* * *
Deuxfleurs, émerveillé, contemplait le spectacle au-dessus de sa tête. Il jouissait probablement d’un meilleur point de vue que n’importe qui sur le Disque.
Puis il lui vint une pensée horrible. « Où est la boîte à images ? demanda-t-il d’une voix pressante.
— Quoi ? fit Rincevent, les yeux rivés au ciel.
— La boîte à images, dit Deuxfleurs. Il faut que je prenne ça !
— Vous ne pouvez pas vous contenter du souvenir ? fit Bethan sans le regarder.
— Je pourrais oublier.
— Moi, je n’oublierai jamais, dit-elle. Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau.
— Bien plus fort que des pigeons et des boules de billard, renchérit Cohen. Je te l’accorde, Rincevent. Comment tu fais ça ?
— Chais pas, répondit le mage.
— L’étoile rapetisse », observa Bethan.
Rincevent avait vaguement conscience de la voix de Deuxfleurs en train de se chamailler avec le démon qui logeait dans la boîte et peignait les images. La dispute portait sur des questions plutôt techniques de profondeur de champ et sur le fait que le diablotin risquait de manquer de rouge.
Il est à noter que la Grande A’Tuin nageait pour l’heure dans le bonheur et la félicité, et de tels sentiments dans un cerveau de la taille de plusieurs grandes métropoles ont de fortes chances de rayonner alentour. De fait, la plupart des gens sur le Disque se sentaient présentement dans un état d’esprit que ne permet en temps normal qu’une vie de méditation consciencieuse ou une trentaine de secondes d’herbes illicites.
Ce sacré Deuxfleurs, songeait Rincevent. Ce n’est pas que la beauté le laisse indifférent, mais il ne l’apprécie qu’à sa manière. Dame, quand un poète voit une jonquille, il la contemple et il en écrit un long poème ; Deuxfleurs, lui, part en quête d’un livre sur la botanique. Et il écrase la jonquille au passage. C’est vrai, ce que disait Cohen. Il regarde les choses, mais elles ne sont plus jamais pareilles après. Moi y compris, j’ai l’impression.
Le soleil du Disque se leva. L’étoile décroissait déjà et n’était plus vraiment de taille à lutter. La bonne vieille lumière fidèle du Disque se répandit à flots sur le paysage ravi, comme une marée d’or.
Ou, de l’avis d’observateurs plus sérieux, comme de la mélasse.
* * *
Voilà une belle fin, bien spectaculaire, mais la vie ne fonctionne pas ainsi, et tout n’avait pas été dit.
Tenez, l’In-Octavo, par exemple.
Dès que la lumière du soleil le toucha, le livre se referma sèchement et retomba vers la tour. Et pour nombre de témoins, qu’on puisse leur tomber dans les bras constituait le plus grand tour de magie sur le Disque-monde.
Le sentiment de béatitude et de fraternité s’évapora en même temps que la rosée du matin. Rincevent et Deuxfleurs furent écartés à coups de coudes lorsque la foule se rua en avant, batailla et se grimpa dessus, mains tendues.
L’In-Octavo s’abattit au milieu de la mêlée hurlante. Il y eut un claquement. Un claquement définitif, le claquement que produit un couvercle qui n’entend pas se rouvrir de sitôt.
Rincevent s’adressa à Deuxfleurs entre les jambes de quelqu’un.
« Tu sais ce qui va se passer, d’après moi ? dit-il en souriant.
— Quoi donc ?
— D’après moi, quand tu vas ouvrir le Bagage il n’y aura que ton linge à l’intérieur, voilà.
— Oh là là.
— D’après moi, l’In-Octavo sait se prendre en charge tout seul. Sera très bien là où il est, vraiment.
— Je crois que oui. Tu vois, j’ai des fois l’impression que le Bagage sait parfaitement ce qu’il fait.
— Je vois ce que tu veux dire. »
Ils s’extirpèrent à quatre pattes de la mêlée grouillante, se relevèrent, s’époussetèrent et se dirigèrent vers l’escalier. Personne ne s’intéressa à eux.
« Ils font quoi, maintenant ? demanda Deuxfleurs qui essayait de voir par-dessus les têtes de la multitude.
— On dirait qu’ils essayent de le forcer », répondit Rincevent.
Il y eut un claquement et un cri.
« Je crois que le Bagage apprécie qu’on s’occupe de lui, dit Deuxfleurs alors qu’ils entamaient prudemment leur descente.
— Oui, ça lui fait probablement du bien de sortir un peu et de rencontrer des gens, dit Rincevent. Et maintenant, je crois que j’aimerais aller dans une taverne passer commande de deux verres.
— Bonne idée, fit Deuxfleurs. J’en prendrai deux moi aussi. »
* * *
Il était presque midi lorsque Deuxfleurs s’éveilla. Il ne se rappelait pas ce qu’il faisait dans un fenil, ni pourquoi il portait le manteau d’un autre, mais une idée l’obsédait.
Il jugea qu’il était d’une importance vitale d’en parler à Rincevent.
Il dégringola du foin et atterrit sur le Bagage.
« Ah, tu es là, hein ? fit-il. J’espère que tu as honte de toi. »
Le Bagage parut désorienté.
« En tout cas, je veux me peigner. Ouvre-toi ! » ordonna Deuxfleurs.
D’une secousse, le Bagage ouvrit obligeamment son couvercle. Deuxfleurs fourragea parmi les sacs et les boîtes et finit par trouver un peigne et un miroir grâce auxquels il répara les dommages de la nuit. Il fixa ensuite le Bagage.
« Je suppose que tu n’as pas envie de me dire ce que tu as fait de l’In-Octavo ? »
L’expression du Bagage resta de bois, pourrait-on dire.
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