Rincevent se battait comme il l’avait toujours fait, sans technique, ni règles ni tactique mais en brassant beaucoup d’air. La stratégie consistait à empêcher l’adversaire de s’apercevoir trop vite qu’il n’était pas un bon bagarreur et qu’il manquait de force ; ça marchait souvent.
Pour l’heure ça marchait parce que Trymon avait passé trop de temps à lire les manuscrits anciens et pas assez pris d’exercice physique ni de vitamines. Il réussit à porter quelques coups que Rincevent, tout à sa fureur, ne remarqua même pas, mais il ne se servait que de ses mains alors que l’autre recourait aussi aux genoux, aux pieds et aux dents.
Pour tout dire, Rincevent gagnait.
Ça lui fit un choc.
Le choc fut encore plus grand lorsqu’il s’agenouilla sur la poitrine de son adversaire pour le cogner à coups redoublés sur la tête et que la figure de Trymon se transforma. La peau frissonna et ondoya comme s’il la voyait à travers une brume de chaleur, et Trymon parla.
« Aide-moi ! »
Un court instant, Rincevent lut dans les yeux levés vers lui la peur, la souffrance et la supplication. Puis ce ne furent plus des yeux mais des choses à facettes multiples sur une tête qu’on ne pouvait qualifier ainsi qu’en étendant la définition à son extrême limite. Des tentacules, des pattes et des serres en dents de scie se déplièrent pour arracher la maigre chair des os de Rincevent.
Deuxfleurs, la tour et le ciel rouge, tout disparut. Le temps ralentit sa course et s’arrêta.
Rincevent mordit violemment un tentacule qui cherchait à lui déchirer le visage. Comme l’appendice se tordait de douleur, il avança la main et la sentit briser quelque chose de chaud et de spongieux.
On l’observait. Il tourna la tête et vit qu’il se battait à présent dans l’arène d’un gigantesque amphithéâtre. De chaque côté, des rangées entières de créatures avaient les yeux baissés vers lui, des créatures dont les corps et les têtes semblaient tout droit issus d’hybridations cauchemardesques. Il eut la vision fugitive d’horreurs encore plus grandes derrière lui, d’ombres immenses qui s’étendaient jusqu’au ciel couvert. Ensuite le monstre-Trymon lui décocha un coup de dard barbelé de la taille d’une lance.
Rincevent esquiva puis pivota, les deux mains serrées en un seul poing qui frappa la chose dans le ventre, à moins que ce ne fût le thorax. Le coup rendit un son réjouissant de chitine écrasée.
Il plongea en avant, poussé désormais par la terreur de ce qui arriverait s’il arrêtait de se battre. L’arène fantomatique résonnait des pépiements des créatures de la Basse-Fosse, comme un mur de bruissements qui lui martelaient les oreilles pendant qu’il bataillait. Il imagina ce bruit qui envahissait le Disque et il balança coup après coup pour sauver le monde des hommes, pour préserver le petit cercle de lumière dans la nuit du chaos et refermer la brèche par où s’introduisait le cauchemar. Mais il frappait surtout son adversaire pour l’empêcher de riposter.
Des griffes ou des serres lui tracèrent des sillons chauffés à blanc dans le dos et quelque chose lui mordit l’épaule, mais il trouva une poignée de tubes mous au milieu de tous les poils et écailles et il les pressa violemment.
Un bras hérissé de piquants l’envoya rouler au loin dans la poussière noire et cendreuse.
Instinctivement, il se mit en boule, mais rien ne se produisit. La charge furieuse qu’il attendait ne vint pas, et lorsqu’il ouvrit les yeux, il vit la créature s’éloigner clopin-clopant en perdant divers liquides en cours de route.
C’était la première fois qu’on fuyait devant Rincevent.
Il fonça derrière elle, attrapa une patte écailleuse et tordit. La créature pépia vers lui et battit désespérément de ses appendices encore en état de marche, mais la prise de Rincevent tenait bon. Le mage se redressa et flanqua un dernier et solide coup de poing dans l’œil qui restait à la chose. Elle hurla et voulut s’échapper. Et elle n’avait qu’un seul endroit où s’échapper.
La tour et le ciel rouge revinrent dans un déclic de temps rétabli.
Sitôt qu’il sentit les dalles solides sous ses pieds, Rincevent jeta son poids de côté et roula sur le dos, à une longueur de bras de la créature forcenée. « Maintenant ! hurla-t-il.
— Quoi, maintenant ? fit Deuxfleurs. Oh. Oui. D’accord ! »
Il abattit l’épée maladroitement mais avec une certaine force ; la lame manqua Rincevent de quelques centimètres et s’enfonça profondément dans la Chose. Elle émit un bourdonnement strident, comme si Deuxfleurs avait éventré un nid de guêpes, et la mêlée de bras, de jambes et de tentacules se convulsèrent dans les affres de l’agonie. La créature roula à nouveau sur elle-même, sans cesser de hurler et de frapper les dalles de pierre ; puis elle ne frappa plus rien du tout parce qu’elle bascula par-dessus le bord de l’escalier en entraînant Rincevent avec elle.
Des craquements spongieux montèrent du trou tandis qu’elle rebondissait sur quelques marches, puis un cri lointain et décroissant quand elle chuta sur toute la hauteur de la tour.
Il y eut enfin une explosion sourde et un éclair de lumière octarine.
Deuxfleurs se retrouva alors tout seul au sommet de la tour… tout seul, à l’exception des sept mages qui semblaient toujours figés sur place.
Il était là, ahuri, lorsque sept boules de feu montèrent de l’obscurité et plongèrent dans l’In-Octavo abandonné qui parut soudain beaucoup plus intéressant, comme s’il redevenait lui-même.
« Oh là là, fit-il. Ce sont les Sortilèges, sûrement.
— Deuxfleurs. » La voix était caverneuse, comme en écho, mais on reconnaissait bien Rincevent.
Deuxfleurs suspendit son geste vers le livre.
« Oui ? fit-il. C’est… c’est toi, Rincevent ?
— Oui, répondit la voix aux accents de tombeau. Et il y a quelque chose de très important que je veux que tu fasses pour moi, Deuxfleurs. »
Deuxfleurs regarda autour de lui. Il se ressaisit. Ainsi le sort du Disque allait dépendre de lui, en fin de compte ?
« Je suis prêt, dit-il, la voix vibrante de fierté. Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?
— D’abord, je veux que tu écoutes avec une grande attention, dit patiemment la voix désincarnée de Rincevent.
— J’écoute.
— Il est très important qu’au moment où je vais t’expliquer que faire tu ne me demandes pas : « Qu’est-ce que tu veux dire ? » ni que tu discutes, ni rien, compris ? »
Deuxfleurs se mit au garde-à-vous. Du moins son esprit car son corps en était vraiment incapable. Il fit saillir plusieurs de ses mentons.
« Je suis prêt, dit-il.
— Bien. À présent, ce que je veux que tu fasses, c’est…
— Oui ? »
La voix de Rincevent monta des profondeurs de l’escalier.
« Je veux que tu viennes m’aider à remonter avant que mes doigts ne glissent de cette pierre », dit-il.
Deuxfleurs ouvrit la bouche puis la referma aussitôt. Il courut au trou carré et scruta le vide. À la lumière rouge de l’étoile il parvint à distinguer les yeux du mage levés vers lui.
Il s’allongea sur le ventre et tendit la main. Celle de Rincevent lui agrippa le poignet d’une étreinte qui faisait comprendre au touriste que si le mage n’était pas remonté, rien ne lui ferait lâcher prise.
« Je suis content que tu sois en vie, dit-il.
— Parfait. Moi de même », dit Rincevent.
Il attendit un moment dans le noir. Après les instants qu’il venait de vivre, c’était presque agréable, mais presque seulement.
« Alors, tu me remontes ? suggéra-t-il.
— Je crois que ça risque d’être difficile, grommela Deuxfleurs. Je n’ai pas vraiment l’impression de pouvoir y arriver, en fait.
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