— Ces choses, là, ce sont des démons ? demanda Deuxfleurs.
— Oh, des démons ! fit Wert. Ce serait une partie de plaisir comparé à ce qui va tenter de passer par la brèche.
— Pire que tout ce qu’on peut imaginer, dit Panter.
— Je suis capable d’imaginer des horreurs, dit Rincevent.
— Celles-là sont pires.
— Oh.
— Et qu’est-ce que vous proposez comme solution ? » lança une voix claire.
Ils se retournèrent. Bethan les fustigeait du regard, bras croisés.
« Pardon ? fit Wert.
— Vous êtes des mages, non ? Alors, au boulot.
— Quoi ? S’attaquer à ça ? fit Rincevent.
— Vous voyez quelqu’un d’autre ? »
Wert s’avança. « Madame, je n’ai pas l’impression que vous compreniez vraiment…
— Les dimensions de la Basse-Fosse vont se déverser dans notre univers, c’est ça ? interrogea Bethan.
— Eh bien, oui…
— On se fera tous bouffer par des machins qui ont des tentacules à la place de la figure, c’est ça ?
— Rien d’aussi agréable, mais…
— Et vous allez laisser faire ?
— Écoutez, dit Rincevent. Tout est fini, vous voyez ? On ne peut pas replacer les sortilèges dans le livre, on ne peut pas rattraper ce qui a été dit, on ne peut pas…
— On peut toujours essayer ! »
Rincevent soupira et se tourna vers Deuxfleurs.
Il n’était pas là. Les yeux de Rincevent se portèrent inévitablement vers le pied de la Tour de l’Art, juste à temps pour voir disparaître par une porte la silhouette rondouillarde du touriste tenant l’épée d’une main inexperte.
Les pieds de Rincevent décidèrent pour lui ; du point de vue de sa tête, ils faisaient fausse route.
Les autres mages le regardèrent partir.
« Alors ? fit Bethan. Il y va, lui. »
Chacun s’efforça de ne pas croiser le regard des collègues.
Wert finit par dire : « On pourrait essayer, j’imagine. Ça n’a pas l’air de s’étendre.
— Mais il ne nous reste pour ainsi dire plus de magie, objecta l’un des mages.
— Vous avez une meilleure idée, alors ? »
Un par un, leurs robes de cérémonie scintillant dans l’étrange lumière, les mages pivotèrent et s’acheminèrent vers la tour.
Le bâtiment était creux à l’intérieur, les girons de pierre de son escalier en spirale suivaient les parois, fixés par du mortier. Deuxfleurs avait déjà gravi plusieurs pas d’hélice lorsque Rincevent le rattrapa.
« Attends, lui dit-il aussi allègrement qu’il le put. Ce genre de travail, c’est pour des hommes comme Cohen, pas pour toi. Sans vouloir t’offenser.
— Il arriverait à quelque chose ? »
Rincevent leva les yeux vers la lumière actinique qui piquait vers eux depuis le trou tout en haut des marches.
« Non, reconnut-il.
— Alors, je peux faire aussi bien que lui, non ? » dit Deuxfleurs qui brandit l’épée qu’il avait chapardée.
Rincevent le suivit par petits bonds, en se tenant au plus près du mur. « Tu ne comprends pas ! cria-t-il. Il y a des horreurs inimaginables là-haut !
— Tu as toujours dit que je n’avais pas d’imagination.
— C’est un fait, oui, admit Rincevent, mais…»
Deuxfleurs s’assit. « Écoute, dit-il. J’attends ça depuis mon arrivée ici. Je veux dire : c’est une aventure, non ? Seul contre les dieux, tu vois le genre ? »
Rincevent ouvrit et referma la bouche quelques secondes avant de pouvoir articuler le premier mot.
« Tu sais te servir d’une épée ? fit-il d’une voix faible.
— Aucune idée. Je n’ai jamais essayé.
— Tu es fou ! »
Deuxfleurs le considéra, la tête penchée. « Tu peux parler, dit-il. Je suis ici parce que je ne sais pas quoi faire, mais tu t’es regardé ? » Il tendit le doigt vers les autres mages, en dessous, qui gravissaient péniblement les marches. « Et eux ? »
De la lumière bleue tombant d’en haut perfora l’intérieur de la tour. Le tonnerre gronda.
Les mages parvinrent à leur niveau, toussant horriblement et cherchant désespérément leur respiration.
« C’est quoi, le plan ? demanda Rincevent.
— Il n’y en a pas, répondit Wert.
— Bien. Parfait, fit Rincevent. Je vais vous laisser vous en occuper, alors.
— Tu viens avec nous, dit Panter.
— Mais je ne suis même pas un vrai mage. Vous m’avez fichu à la porte, vous vous rappelez ?
— Je n’ai jamais connu d’étudiant aussi nul, dit le vieux mage, mais tu es là et tu n’as pas besoin d’autre qualification. Viens. »
La lumière vacilla et s’éteignit. Les bruits horribles moururent, comme étranglés.
Le silence envahit la tour ; un de ces silences lourds, oppressants.
« Ça s’est arrêté », dit Deuxfleurs.
Quelque chose bougea, là-haut, sur le cercle de ciel rouge. Un objet qui tombait lentement, qui tournait sur lui-même et se déportait d’un côté à l’autre. Il atterrit sur les marches un tour d’hélice au-dessus du groupe.
Rincevent le rejoignit le premier.
C’était l’In-Octavo. Mais il gisait sur la pierre aussi mou, aussi inerte que n’importe quel autre livre ; ses pages voletaient dans le fort courant d’air ascensionnel de l’édifice.
Deuxfleurs arriva en soufflant derrière Rincevent et baissa les yeux. « Blanches, dit-il. Toutes les pages sont complètement blanches.
— Alors il l’a fait, dit Wert. Il a prononcé les sortilèges. Et il a réussi. Je n’aurais pas cru.
— Tout ce vacarme, objecta Rincevent. Et puis la lumière. Les formes. Moi, je n’ai pas l’impression qu’il ait si bien réussi que ça.
— Oh, on obtient toujours un certain nombre d’effets secondaires extradimensionnels, au cours d’une opération magique d’importance, coupa court Panter. Ça impressionne les gens, rien de plus.
— Ça ressemblait à des monstres, là-haut, dit Deuxfleurs qui se rapprocha de Rincevent.
— Des monstres ? Montrez-moi des monstres ! » fit Wert.
Instinctivement, ils levèrent la tête. Il n’y avait aucun bruit.
Rien ne bougeait sur le cercle de lumière.
« Je crois que nous devrions monter et… euh… le féliciter, proposa Wert.
— Le féliciter ? explosa Rincevent. Il a volé l’In-Octavo ! Il vous a bouclés ! »
Les mages échangèrent des regards entendus.
« Oui, bon, fit l’un d’eux. Quand tu auras progressé dans le métier, mon garçon, tu sauras qu’il y a des circonstances où l’important, c’est la réussite.
— C’est le résultat qui compte, lâcha Wert brutalement. Pas la façon d’y arriver. »
Les mages reprirent leur ascension de l’escalier en spirale.
Rincevent s’assit et fixa les ténèbres d’un œil mauvais.
Il sentit une main sur son épaule. C’était Deuxfleurs, qui tenait l’In-Octavo.
« Ce ne sont pas des manières de traiter un livre, dit-il. Regarde, il a carrément retourné et cassé le dos. Les gens font toujours ça, ils ne savent pas prendre soin des livres.
— Ouais, répondit vaguement Rincevent.
— Ne t’en fais pas, dit Deuxfleurs.
— Je ne m’en fais pas, je suis seulement en colère, fit sèchement Rincevent. Passe-moi ce foutu bouquin ! »
Il se saisit du livre et l’ouvrit rageusement d’un geste brusque.
Il farfouilla au fond de sa tête, là où nichait le Sortilège.
« Bon, gronda-t-il. Tu t’es bien amusé, tu m’as gâché la vie, alors maintenant retourne d’où tu viens !
— Mais je… protesta Deuxfleurs.
— Le Sortilège, c’est au Sortilège que je parle, dit Rincevent. Allez, retourne sur la page ! »
Il jeta à l’antique parchemin un regard furieux qui finit par le faire loucher.
« Alors je vais te prononcer ! cria-t-il, et sa voix se répercuta en écho jusqu’en haut de la tour. Rejoins donc les autres, et grand bien te fasse ! »
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