Même en cette période difficile pour tout ce qui se rapportait à la magie, même dans cette cave conçue pour en réduire toutes les vibrations, l’In-Octavo crépitait encore de puissance.
Nul besoin de torches. Il emplissait la pièce d’une lumière terne, lugubre, qui n’était pas à franchement parler de la lumière mais son inverse ; l’obscurité n’est pas l’inverse de la lumière, elle n’en est que l’absence, et ce qu’irradiait le livre, c’était la lumière qui se trouve de l’autre côté de l’obscurité, la lumière fantastique.
Elle brillait d’une couleur violette plutôt décevante.
Ainsi qu’il a déjà été dit, l’In-Octavo était enchaîné à un lutrin sculpté en forme de quelque chose de vaguement avien, légèrement reptilien et horriblement vivant. Deux yeux brillants où couvait la haine dévisageaient les mages.
« Je l’ai vu bouger, dit l’un d’eux.
— On ne risque rien tant qu’on ne touche pas au livre », répondit Trymon. Il tira un rouleau de parchemin de sa ceinture et le déroula.
« Vous, là, approchez votre torche, dit-il, et puis éteignez-moi cette cigarette ! »
Il attendit l’explosion furieuse d’orgueil outragé. Mais rien ne vint. Au lieu de quoi, le mage incriminé se retira le mégot des lèvres avec des doigts tremblants et l’écrasa par terre.
Trymon exultait. Ainsi donc, songeait-il, ils font ce que je leur dis. Pour l’instant seulement, peut-être… mais ça me suffit.
Il examina l’écriture en pattes de mouche d’un mage mort depuis longtemps.
« Bon, dit-il, voyons voir : Pour Apayser La Dycte Chose Quy Est La Gardyenne…»
* * *
La foule déferla sur l’un des ponts qui reliaient Morpork à Ankh. Le fleuve en dessous, turgide dans le meilleur des cas, n’était plus qu’un simple filet d’eau fumante de vapeur.
Le pont tremblait plus qu’il n’aurait dû sous leurs pieds. D’étranges rides parcoururent les restes boueux du fleuve. Quelques tuiles glissèrent du toit d’une maison voisine.
« C’était quoi ? » fit Deuxfleurs.
Bethan tourna la tête et hurla.
L’étoile se levait. Tandis que le soleil du Disque filait se mettre à couvert sous l’horizon, la grosse boule boursouflée de l’étoile monta lentement dans le ciel jusqu’à surplomber entièrement de plusieurs degrés le bord du monde.
Ils tirèrent Rincevent à l’abri d’une encoignure de porte. La foule les remarqua à peine et poursuivit sa course, aussi terrifiée qu’un troupeau de lemmings.
« Il y a des taches sur l’étoile, dit Deuxfleurs.
— Non, fit Rincevent. Ce sont… des machins. Qui tournent autour de l’étoile. Comme le soleil tourne autour du Disque. Mais ils sont tout près parce que… parce que…» Il s’arrêta. « Je le sais presque !
— Tu sais quoi ?
— Faut que je me débarrasse de ce sortilège !
— C’est par où, l’Université ? demanda Bethan.
— Par là ! répondit Rincevent qui tendit le doigt dans le prolongement de la rue.
— Elle doit avoir beaucoup de succès. C’est là que tout le monde se rend.
— Je me demande pourquoi, fit Deuxfleurs.
— Mon petit doigt me dit que ce n’est pas pour s’inscrire aux cours du soir, répliqua Rincevent. »
En fait, l’Université de l’Invisible était assiégée, du moins ses locaux qui débordaient dans les dimensions courantes, celles de tous les jours. La populace devant ses portes se répartissait grosso modo en deux tendances qui réclamaient soit : a) que les mages arrêtent de lambiner et se débarrassent de l’étoile ; soit – et c’était l’exigence qui avait la faveur des adorateurs de l’étoile : b) qu’ils cessent leurs activités et se suicident en bon ordre pour ainsi purifier le Disque du fléau de la magie et détourner la terrible menace qui emplissait le ciel.
Les mages de l’autre côté des murs n’avaient aucune idée sur la façon de réaliser a) ni aucune envie d’en venir au b), et nombre d’entre eux avaient en fait opté pour c), qui consistait essentiellement à s’esquiver par des petites portes dérobées et à se faire la belle sur la pointe des pieds le plus loin possible, sinon au plus vite.
Les mages avaient canalisé ce qui restait encore de magie fiable dans l’Université pour consolider les grandes portes. C’était peut-être bien beau, ils s’en rendaient compte, et spectaculaire d’avoir tout un jeu de portes fermées par la magie, mais les installateurs auraient dû penser à les équiper d’une espèce de système auxiliaire d’urgence tel que, par exemple, une paire de bons verrous de fer ordinaires, moins spectaculaires, eux.
Sur la place à l’extérieur des portes on avait allumé plusieurs grands feux, davantage pour l’effet qu’autre chose car la chaleur de l’étoile était torride.
« Mais on distingue encore les étoiles, dit Deuxfleurs, les autres étoiles, j’entends. Les petites. Dans un ciel tout noir. »
Rincevent l’ignora. Il regardait les portes. Un groupe d’adorateurs et de citoyens s’efforçaient de les abattre.
« Aucune chance, dit Bethan. On n’entrera jamais. Où vous allez ?
— Faire un tour », dit Rincevent. Il s’engageait d’un pas décidé dans une rue latérale.
Ils croisèrent un ou deux émeutiers francs-tireurs, essentiellement occupés à démolir des magasins. Rincevent n’y fit pas attention mais suivit le mur jusqu’à longer une ruelle sombre qui dégageait l’odeur habituelle autant que malheureuse de toutes les ruelles du monde.
Il entreprit ensuite d’examiner de près la maçonnerie. Le mur faisait ici six mètres de haut et son sommet se hérissait de cruelles pointes de métal.
« Il me faut un couteau, dit-il.
— Vous voulez vous creuser un passage ? fit Bethan.
— Trouvez-moi un couteau, c’est tout », répliqua Rincevent. Il se mit à taper doucement sur des pierres.
Deuxfleurs et Bethan s’entre-regardèrent et haussèrent les épaules. Quelques minutes plus tard ils ramenaient un assortiment de couteaux ; Deuxfleurs avait même réussi à dénicher une épée.
« On n’a eu qu’à se servir, dit Bethan.
— Mais on a laissé de l’argent, précisa Deuxfleurs. Enfin, on aurait laissé de l’argent si on en avait eu…
— Alors il a insisté pour écrire un billet », ajouta Bethan d’une voix lasse.
Deuxfleurs se redressa de toute sa taille, ce qui ne changeait pas grand-chose.
« Je ne vois aucune raison… commença-t-il froidement.
— Oui, oui, dit Bethan qui s’assit d’un air triste. Je le sais bien. Rincevent, tous les magasins ont été défoncés, il y avait une bande de gens de l’autre côté de la rue qui fauchaient des instruments de musique, incroyable, non ?
— Ouais, fit Rincevent qui saisit un couteau et en éprouva la lame d’un doigt songeur. Des violes à l’étalage, quoi ! »
Il enfonça la lame dans le mur, fit levier et recula au moment où une lourde pierre se détachait et tombait. Il leva la tête, comptant à voix basse, et sortit un autre moellon de sa cavité.
« Comment tu as réussi ça ? demanda Deuxfleurs.
— Fais-moi donc la courte échelle, tu veux ? » répondit Rincevent. Un instant plus tard, les pieds calés dans les trous qu’il avait dégagés, il reprenait sa manœuvre à mi-chemin du sommet.
« C’est comme ça depuis des siècles, laissa-t-il tomber. Certaines pierres n’ont pas reçu de mortier. Une entrée secrète, vous comprenez ? Gare dessous ! »
Un autre moellon alla s’écraser sur les pavés.
« Les étudiants ont combiné ça il y a longtemps, dit Rincevent. Pratique pour sortir et rentrer après l’extinction des feux.
— Ah, fit Deuxfleurs, je vois. On faisait le mur pour aller boire, chanter et réciter des vers dans des tavernes illuminées, c’est ça ?
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