Terry Pratchett
La huitième fille
Merci à Neil Gaiman, qui nous a prêté le dernier exemplaire rescapé du Liber Paginarum Fulvarum et un grand bonjour à tous les jeunes du H. P. Lovecraft Holiday Fun Club.
Je voudrais qu’il soit bien entendu que ce livre n’est pas farfelu. Seules les rouquines idiotes dans les sitcoms des années cinquante sont farfelues.
Non, il n’est pas loufoque non plus.
La présente histoire parle de magie : où va-t-elle ? et, principalement, d’où vient-elle et pourquoi ? Mais elle ne prétend pas pour autant répondre à tout ou partie de ces questions.
Peut-être permettra-t-elle, cependant, d’expliquer pourquoi Gandalf ne s’est jamais marié et pourquoi Merlin était un homme. Parce que la présente histoire parle aussi de sexe, mais probablement pas dans le sens athlétique, acrobatique, comptez-les-jambes-et-divisez-par-deux du terme, à moins que les personnages n’échappent totalement au contrôle de l’auteur. Ils en seraient parfaitement capables.
En tout cas la présente histoire parle surtout d’un monde. Le voici qui arrive. Ouvrez bien les yeux, les effets spéciaux sont hors de prix.
Une note grave retentit. Un accord, plutôt, profond, vibrant, qui présage une entrée en fanfare de la section des cuivres en l’honneur du cosmos, car la scène a pour cadre l’immensité noire de l’espace où quelques étoiles scintillent telles les pellicules sur les épaules de Dieu.
Elle apparaît alors, plus grosse que le plus gros, le plus méchamment armé des croiseurs stellaires issus de l’imagination d’un réalisateur de films à grand spectacle : une tortue, longue de quinze mille kilomètres. C’est la Grande A’Tuin, l’un des rares astrochéloniens d’un univers où les choses sont moins que ce qu’elles sont et davantage que ce qu’on croit, et elle porte sur sa carapace grêlée de cratères météoritiques quatre éléphants géants qui soutiennent à leur tour sur leurs monstrueuses épaules la grande roue circulaire du Disque-monde.
À mesure que le monde se déplace, l’œil en embrasse l’ensemble à la lumière de son minuscule soleil en orbite. On y distingue des continents, des archipels, des mers, des déserts, des chaînes de montagnes et même une toute petite calotte glaciaire. Les habitants d’un tel disque, c’est évident, ne veulent pas entendre parler de théories globales. Leur monde, bordé d’un océan qui l’encercle et se déverse perpétuellement dans l’espace en une seule et longue cataracte, est aussi rond et plat qu’une pizza géologique, moins les anchois.
Un tel monde, qui n’existe que parce que les dieux ne résistent pas à une bonne blague, est forcément un terrain où la magie peut survivre. Le sexe aussi, bien entendu.
* * *
Il arriva à pied en plein orage et l’on reconnaissait en lui un mage, d’abord à cause de sa longue cape et de son bourdon sculpté, mais surtout parce que les gouttes de pluie s’arrêtaient à plusieurs dizaines de centimètres de sa tête pour disparaître en vapeur.
C’était une région propice aux orages, là-haut dans les montagnes du Bélier, une région de pics dentelés, de forêts épaisses et de vallées fluviales si petites qu’à peine la lumière du jour en avait-elle atteint le fond qu’il lui fallait déjà repartir. Des lambeaux de nuages s’accrochaient aux pics moins élevés en dessous du sentier de montagne où dérapait et glissait le mage. Quelques chèvres l’observaient à travers les fentes de leurs paupières, vaguement intéressées. Il suffit de peu pour intéresser une chèvre.
De temps en temps il s’arrêtait et jetait son lourd bourdon en l’air. Le bâton retombait toujours en indiquant la même direction, alors le mage soupirait, le ramassait et reprenait sa marche dans un bruit de succion.
L’orage se déplaçait autour des collines sur des jambes d’éclairs, hurlant et grondant.
Le mage disparut dans un tournant du sentier, et les chèvres se remirent à leur pâture humide.
Jusqu’à ce qu’autre chose leur fasse redresser la tête. Elles se raidirent, les yeux écarquillés, les naseaux palpitants.
C’était étrange parce qu’il n’y avait rien sur le sentier. Mais les chèvres le regardèrent quand même passer jusqu’à ce que ce soit hors de vue.
* * *
Un village se tapissait dans une vallée étroite entre des bois à flanc d’escarpements. Ce n’était pas un grand village, on ne l’aurait pas vu sur une carte des montagnes. On le voyait à peine sur une carte du village.
C’était en fait une de ces localités qui n’existent que pour permettre à des gens d’en être originaires. L’univers en est infesté : villages cachés, petites villes balayées par les vents sous des cieux immenses, voire cabanes isolées dans des montagnes glaciales, dont l’histoire retient seulement qu’ils ont été le lieu incroyablement ordinaire où un événement extraordinaire a pris naissance. Souvent il n’y a rien de plus qu’une petite plaque pour signaler que, contre toute vraisemblance gynécologique, un personnage très célèbre a vu le jour à mi-hauteur d’un mur.
La brume se recroquevilla entre les maisons lorsque le mage franchit un pont étroit jeté en travers d’une rivière aux eaux grossies et se dirigea vers la forge du village, bien que les deux faits n’aient aucun rapport l’un avec l’autre. La brume se serait recroquevillée de toute façon : c’était une brume chevronnée qui avait élevé le recroquevillage au rang des beaux-arts.
La forge était pleine de monde, évidemment. Dans une forge, on a l’assurance de trouver un bon feu et quelqu’un à qui parler. Plusieurs villageois se prélassaient dans l’ombre chaleureuse mais, à l’approche du mage, ils se redressèrent sur leur séant, dans l’expectative, et s’efforcèrent de prendre l’air intelligent, pour la plupart sans grand succès.
Le forgeron ne se sentit pas le besoin d’une telle obséquiosité. Il adressa un signe de tête au mage, mais il s’agissait là d’un salut d’égal à égal, du moins dans l’esprit du forgeron. Après tout, n’importe quel forgeron à peu près compétent possède davantage que de vagues notions de magie, en tout cas il aime à le croire.
Le mage s’inclina. Un chat blanc qui dormait près du foyer se réveilla et l’observa prudemment.
« Comment s’appelle ce village, monsieur ? demanda le mage.
— Trou-d’Ucques, répondit l’autre.
— Trou… ?
— D’Ucques », répéta le forgeron dont le ton mettait quiconque au défi de lui chercher noise.
Le mage réfléchit.
« Un nom avec une histoire, finit-il par dire, qu’en d’autres circonstances il m’aurait plu d’entendre. Mais j’aimerais vous entretenir, forgeron, au sujet de votre fils.
— Lequel ? » fit l’artisan, et les invités parasites ricanèrent. Le mage sourit.
« Vous avez sept fils, n’est-ce pas ? Et vous-même êtes un huitième fils ? »
Le visage du forgeron se figea. Il se tourna vers les villageois.
« Bon, la pluie s’arrête, dit-il. Foutez le camp, vous autres. Monsieur…» Il regarda le mage, les sourcils levés.
« Tambour Billette, fit le mage.
— M’sieur Billette et moi, on a à causer. » Il agita vaguement son marteau et, un à un, le cou tendu par-dessus leurs épaules au cas où le mage accomplirait quelque chose d’intéressant, les badauds vidèrent les lieux.
Le forgeron tira deux tabourets de sous un établi. Il sortit une bouteille d’un placard près de la citerne d’eau et versa un liquide clair dans deux tout petits verres.
Les deux hommes s’assirent et regardèrent la pluie et la brume rouler par-dessus le pont. Puis le forgeron fit : « J’sais de quel fils vous voulez parler. La Mémé est là-haut avec ma femme en ce moment. Huitième fils d’un huitième fils, pour sûr. L’idée m’a traversé l’esprit mais j’y ai pas attaché grande importance, pour être honnête. Bien, bien. Un mage dans la famille, hein ?
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