— Vous comprenez vite », remarqua Billette. Le chat blanc bondit de son perchoir, s’approcha nonchalamment du visiteur et lui sauta sur les genoux. Les doigts fins du mage le caressèrent machinalement.
« Bien, bien, répéta l’artisan. Un mage à Trou-d’Ucques, hein ?
— Peut-être, peut-être, dit Billette. Évidemment, il lui faudra d’abord aller à l’Université. Il peut faire de brillantes études, bien entendu. »
Le forgeron considéra l’idée sous tous les angles et conclut qu’elle lui plaisait beaucoup. Une pensée lui vint soudain.
« Attendez, fit-il. J’essaye de retrouver ce que disait mon père. Un mage qui sait qu’il va mourir peut comme qui dirait transmettre son art comme qui dirait magique à comme qui dirait un successeur, c’est ça ?
— Je ne l’ai jamais entendu exprimé aussi succinctement, oui, fit le mage.
— Alors vous allez comme qui dirait mourir ?
— Oh, oui. » Le chat ronronna sous les doigts qui le chatouillaient derrière l’oreille.
Le forgeron eut l’air embarrassé. « Quand ? »
Le mage réfléchit un instant. « Dans à peu près six minutes.
— Oh.
— N’ayez aucune inquiétude, fit le mage. J’attends ce moment avec impatience, à la vérité. J’ai entendu dire qu’on ne souffre pas. »
Le forgeron s’absorba dans ses pensées. « Qui vous a dit ça ? » finit-il par demander.
Le mage fit semblant de ne pas l’avoir entendu. Il surveillait le pont, cherchait des yeux une turbulence révélatrice dans la brume.
« Écoutez, fit le forgeron. Faudrait me dire comment on s’y prend pour élever un mage, vous voyez, parce qu’y en a pas, de mage, dans le pays et…
— La chose se fera d’elle-même, le coupa Billette d’une voix aimable. La magie m’a guidé jusqu’à vous, la magie s’occupera de tout. C’est d’ordinaire ce qu’elle fait. N’ai-je pas entendu crier ? »
Le forgeron regarda au plafond. Par-dessus le crépitement de la pluie il perçut les braillements d’une paire de poumons tout neufs à plein régime de forage.
Le mage sourit. « Faites-le descendre », dit-il.
Le chat se redressa sur son derrière et regarda d’un air intéressé la grande porte de la forge. Alors que le forgeron lançait des appels excités vers le haut de l’escalier, l’animal bondit à terre et traversa l’atelier à pas lents et feutrés, en ronronnant comme une scie à ruban.
Une grande femme aux cheveux blancs apparut au bas des marches, qui serrait un paquet dans une couverture. Le forgeron la poussa vivement jusqu’au mage assis sur son tabouret.
« Mais…» commença-t-elle.
— C’est très important, dit le forgeron d’un air d’importance. On fait quoi, maintenant, m’sieur ? »
Le mage leva son bourdon. Le bâton était aussi grand qu’un homme et presque aussi épais que le poignet de son propriétaire, couvert de sculptures qui donnaient l’impression de se transformer sous l’œil de l’artisan, comme si elles ne voulaient pas qu’il surprenne ce qu’elles représentaient.
« L’enfant doit le tenir », dit Tambour Billette. Le forgeron approuva de la tête et farfouilla dans la couverture jusqu’à ce qu’il déniche une petite main rose. Il la guida doucement vers le fût de bois. Elle s’en saisit fermement.
« Mais… répéta la sage-femme.
— Tout va bien, Mémé, je sais ce que j’fais. C’est une sorcière, m’sieur, faites pas attention. Bon, reprit le forgeron, et maintenant ? »
Le mage restait silencieux.
« Qu’est-ce qu’on fait, m’s…» commença l’artisan qui s’arrêta. Il se pencha pour regarder le visage du vieux mage. Billette souriait, mais personne n’aurait su dire à quelle blague.
Le forgeron repoussa le bébé dans les bras de la sage-femme surexcitée. Puis, aussi respectueusement que possible, il força les doigts pâles et menus à lâcher le bourdon.
Son contact donnait une impression étrange, graisseuse, comme de l’électricité statique. Le bois proprement dit était presque noir, mais les sculptures avaient une teinte légèrement plus claire et blessaient les yeux lorsqu’on essayait de comprendre ce qu’elles étaient censées figurer.
« T’es content de toi ? fit la sage-femme.
— Hein ? Oh. Oui. À vrai dire, oui. Pourquoi donc ? »
Elle écarta d’un coup sec un pli de la couverture. Le forgeron baissa les yeux et déglutit. « Non, murmura-t-il. Il a dit…
— Et qu’est-ce qu’il en savait, lui ? ricana Mémé.
— Mais il a dit que ce serait un fils !
— À moi, ça m’a pas l’air d’en être un, mon gars. »
Le forgeron s’effondra sur son tabouret, la tête dans les mains.
« Qu’est-ce que j’ai fait ? gémit-il.
— T’as donné au monde le premier mage femelle, répondit la sage-femme. Mékicétidon, ce p’tit bout d’chou-là ?
— Quoi ?
— Je cause au bébé . »
Le chat blanc ronronnait et faisait le gros dos comme s’il se frottait contre les jambes d’un vieil ami. Ce qui était bizarre, parce qu’il n’y avait personne.
* * *
« J’ai été bête, dit une voix qu’aucun mortel ne pouvait entendre. Je pensais que la magie savait ce qu’elle faisait.
— PEUT-ÊTRE QU’ELLE LE SAIT.
— Si seulement je pouvais…
— IMPOSSIBLE DE REVENIR EN ARRIÈRE. IMPOSSIBLE DE REVENIR EN ARRIÈRE, dit la voix profonde et lourde comme la fermeture des portes d’une crypte.
La volute de néant qu’était Tambour Billette réfléchit un instant. « Mais elle va avoir des tas d’ennuis.
— LA VIE, C’EST COMME ÇA. À CE QU’ON M’A DIT. DIFFICILE POUR MOI DE LE SAVOIR, BIEN ENTENDU.
— Et si je me réincarnais ? »
La Mort hésita.
« ÇA NE TE PLAIRAIT PAS, dit-il. CROIS-MOI.
— J’ai entendu dire que certaines personnes font ça tout le temps.
— ÇA DEMANDE DE L’ENTRAINEMENT. FAUT COMMENCER PETIT ET TRAVAILLER DUR. TU N’IMAGINES PAS QUELLE HORREUR C’EST D’ÊTRE UNE FOURMI.
— C’est si terrible ?
— TU NE LE CROIRAIS PAS. ET AVEC TON KARMA, UNE FOURMI, C’EST ENCORE PLUS QUE TU NE PEUX ESPÉRER. »
On avait ramené le bébé à sa mère et le forgeron, assis, inconsolable, regardait tomber la pluie.
Tambour Billette grattait le chat derrière l’oreille et songeait à sa vie. Une longue vie – c’était un des avantages du statut de mage – au cours de laquelle il avait commis beaucoup d’actions dont il ne se glorifiait pas trop. Il était temps que…
« JE N’AI PAS TOUTE LA JOURNÉE, TU SAIS », dit la Mort d’un ton de reproche.
Le mage baissa les yeux sur le chat et s’aperçut alors qu’il avait maintenant l’air drôlement bizarre.
Souvent, les vivants ne se rendent pas compte combien le monde paraît compliqué depuis l’au-delà, parce que si la mort libère l’esprit de la camisole des trois dimensions, elle le dégage aussi du Temps, qui n’est en fin de compte qu’une autre dimension. Ainsi, le chat qui se frottait contre ses jambes invisibles était sans conteste le même qu’il avait vu quelques minutes plus tôt, mais c’était aussi très nettement un tout petit chaton, un vieux gros matou à moitié aveugle et chacun des stades intermédiaires. Tous à la fois. Comme il avait commencé petit, il ressemblait à une carotte blanche en forme de chat – une description dont il faudra se contenter tant qu’on n’aura pas inventé les adjectifs quadridimensionnels adéquats.
La main squelettique de la Mort tapa doucement Billette sur l’épaule.
« PARTONS, MON FILS.
— Je ne peux rien faire ?
— LA VIE, C’EST POUR LES VIVANTS. N’IMPORTE COMMENT, TU LUI AS DONNE LE BOURDON.
— Oui. C’est vrai. »
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