* * *
La sage-femme s’appelait Mémé Ciredutemps. C’était une sorcière. On les acceptait plutôt bien, les sorcières, dans les montagnes du Bélier, personne n’avait à redire contre elles. Du moins quand on tenait à se réveiller le matin sous la même forme qu’on s’était couché la veille.
Le forgeron contemplait toujours mélancoliquement la pluie lorsqu’elle redescendit l’escalier et lui claqua une main verruqueuse sur l’omoplate.
Il leva les yeux vers elle.
« Qu’est-ce que je vais faire, Mémé ? demanda-t-il, incapable de cacher le ton implorant de sa voix.
— T’en as fait quoi, du mage ?
— Je l’ai porté dans la réserve à bois. C’était bien ?
— Ça ira pour le moment, répondit-elle sèchement. Et maintenant, faut que tu brûles le bourdon. »
Ils se retournèrent tous les deux pour regarder le lourd bourdon que le forgeron avait appuyé dans le coin le plus sombre de son atelier. On aurait presque dit qu’il les regardait lui aussi.
« Mais il est magique, chuchota-t-il.
— Et alors ?
— Il va brûler ?
— Jamais vu de bois qui brûlait pas.
— Il a pas l’air normal ! »
Mémé Ciredutemps ferma les grandes portes à la volée et se tourna vers lui avec colère.
« Écoute-moi bien, Gordo Lefèvre ! dit-elle. Les mages femmes, c’est pas normal non plus ! C’est pas la bonne magie pour les femmes, la magie de mage, c’est que livres, étoiles et jométrie. Elle comprendra jamais. On a jamais entendu parler de mage femme !
— Y a bien des sorcières, objecta le forgeron d’une voix hésitante. Et aussi des enchanteresses, à ce qu’on m’a dit.
— Les sorcières, ç’a rien à voir, lui jeta Mémé Ciredutemps. Elles pratiquent une magie de la terre, pas du ciel ; et les hommes, ils ont pas le coup pour ça. Quant aux enchanteresses, ajouta-t-elle, c’est des pas grand-chose. Crois-moi, tu brûles le bourdon, t’enterres le cadavre et tu dis rien sur ce qui s’est passé. »
Lefèvre acquiesça à contrecœur, s’approcha de la forge et actionna le soufflet jusqu’à ce que les étincelles se mettent à voler. Il revint près du bourdon.
Il ne voulait pas bouger.
« Il veut pas bouger ! »
La sueur lui perlait au front tandis qu’il tirait sur le morceau de bois qui, peu coopératif, restait immobile.
« Attends, laisse-moi essayer », dit Mémé, et elle avança la main par-devant lui. Il y eut un claquement et une odeur de fer-blanc chauffé.
Lefèvre traversa la forge à la course, pleurnichant à moitié, jusqu’au mur d’en face contre lequel Mémé avait atterri cul par-dessus tête.
« Ça va ? »
Elle ouvrit deux yeux comme des diamants furieux et annonça : « Je vois. C’est comme ça, hein ?
— Comme ça, quoi ? fit Lefèvre, complètement ahuri.
— Aide-moi à me relever, espèce d’imbécile. Et va me chercher un hachoir. »
Le ton de sa voix laissait entendre que ce serait une bonne idée de ne pas désobéir. Lefèvre fourragea désespérément dans le bric-à-brac à l’arrière de la forge et finit par trouver une vieille hache à double tranchant.
« Bien. Maintenant, enlève ton tablier.
— Pourquoi ? Qu’est-ce que tu veux faire ? » voulut savoir le forgeron qui commençait à perdre prise sur les événements. Mémé poussa un soupir excédé.
« C’est du cuir, crétin. Je vais envelopper le manche dedans. Il me fera pas le même coup deux fois ! »
Lefèvre retira à grand-peine le lourd tablier de cuir et le lui tendit avec d’infinies précautions. Elle l’enroula autour du manche et porta un ou deux coups dans le vide. Puis, l’air d’une araignée dans la lueur de la fournaise quasi incandescente, elle traversa l’atelier à grands pas et, dans un grognement de triomphe et d’effort, abattit la lourde lame en plein milieu du bourdon.
Il y eut un petit bruit sec. Il y eut comme un bruit de perdrix. Il y eut un bruit sourd.
Il n’y eut plus de bruit du tout.
Lefèvre leva tout doucement le bras, sans bouger la tête, et toucha la lame de la hache. Elle ne se trouvait plus sur l’outil. Elle s’était enfoncée dans la porte près de son crâne et lui avait enlevé un minuscule copeau d’oreille.
Mémé, debout, l’air légèrement sonnée d’avoir frappé un objet parfaitement inébranlable, fixa le morceau de bois dans ses mains.
« Ddd’accccorrrd, bégaya-t-elle. Sssiii c’eeest cccooommme çççaaaa…
— Non, fit Lefèvre avec autorité en se frottant l’oreille. Je sais pas à quoi tu penses, mais non. Laisse tomber. Je vais entasser des bricoles autour. Personne y fera attention. Laisse tomber. C’est rien qu’un bout de bois.
— Rien qu’un bout de bois ?
— T’as une meilleure idée ? Une idée qui m’arrachera pas la tête ? »
Elle jeta un regard mauvais au bourdon qui ne parut pas tiquer.
« Pas pour l’instant, reconnut-elle. Mais donne-moi un peu de temps…
— D’accord, d’accord. De toutes façons, j’ai à faire, des mages à enterrer, tu sais ce que c’est…»
Lefèvre prit une pelle près de la porte du fond, hésita.
« Mémé.
— Quoi ?
— Tu sais comment les mages aiment se faire enterrer ?
— Oui !
— Comment, alors ? »
Mémé Ciredutemps marqua une pause au pied de l’escalier.
« À contrecœur. »
Plus tard, la nuit tomba doucement à mesure que les dernières ondes de la lumière lente du monde s’écoulaient de la vallée et qu’une lune pâle, délavée par la pluie, brillait dans une nuit cloutée d’étoiles. Et de l’ombre d’un verger derrière la forge s’échappait de temps à autre un tintement de pelle ou un juron étouffé.
Dans un berceau à l’étage, le premier mage féminin du monde rêvait à pas grand-chose.
Le chat blanc somnolait à sa place attitrée près du brasier de la forge. Les seuls bruits dans la chaude obscurité de l’atelier, c’étaient les crépitements des morceaux de charbon qui se tassaient sous la cendre.
Le bourdon se dressait dans son coin, à la place qu’il voulait occuper, enveloppé d’ombres légèrement plus noires qu’elles ne le sont d’ordinaire.
Le temps passa, ne faisant, somme toute, que son boulot.
Il y eut un léger cliquetis, un frémissement dans l’air. Au bout d’un moment, le chat s’assit sur son derrière et regarda d’un œil intéressé.
* * *
L’aube vint. Sur les hauteurs du Bélier, l’aube faisait toujours impression, surtout quand une tempête avait dégagé l’atmosphère. La vallée qu’occupait Trou-d’Ucques dominait un paysage de montagnes et de contreforts de moindre altitude, violets et orange dans les premières lueurs matinales qui les envahissaient tout doucettement (car la lumière se déplace à la vitesse d’une limace dans le vaste champ magique du Disque). Au loin, les grandes plaines demeuraient plongées dans une flaque d’ombre. Encore plus loin, la mer scintillait de temps en temps.
En fait, de ce point de vue le regard portait jusqu’au bout du monde.
Il ne s’agit pas là d’une image poétique mais de la réalité, puisque le monde était indubitablement plat et en outre connu pour se faire véhiculer à travers l’espace à dos de quatre éléphants, eux-mêmes juchés sur la carapace de la Grande A’Tuin, la Tortue céleste.
Mais redescendons à Trou-d’Ucques, où le village s’éveille. Le forgeron vient d’entrer dans sa forge et l’a trouvée mieux rangée que jamais depuis un siècle : on a remis tous les outils à leurs places, balayé par terre et allumé un nouveau feu. Assis sur l’enclume, qu’on a déménagée à l’autre bout de l’atelier, il observe le bourdon et s’efforce de réfléchir.
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