Il passa en maugréant son rideau de perles et revint avec une tasse d’eau.
« Je l’ai lavée tout spécialement », dit-il en évitant le regard de Bethan.
Rincevent jeta un coup d’œil au liquide. Il avait probablement été propre avant qu’on le verse dans la tasse ; maintenant, le boire relevait du génocide pour des milliers de germes innocents.
Il reposa délicatement la tasse.
« À présent, je vais me faire une bonne toilette ! » décréta Bethan, et elle franchit raidement le rideau.
Le commerçant eut un geste vague de la main et lança un regard suppliant à Rincevent et Deuxfleurs.
« Ce n’est pas une mauvaise fille, lui dit Deuxfleurs. Elle va se marier avec un ami à nous.
— Il est au courant ?
— Les affaires ne vont pas fort pour les boutiques stellaires ? » fit Rincevent avec toute la sympathie dont il était capable.
Le petit homme frissonna. « Vous ne le croiriez pas, fit-il. Je veux dire, on apprend à ne pas espérer se faire des mille et des cents, une vente par-ci, par-là, on gagne sa vie, quoi, vous voyez ce que je veux dire ? Mais avec les gens qu’on rencontre de nos jours, ceux qui ont une étoile peinte sur la figure, eh bien, j’ai à peine le temps d’ouvrir le magasin qu’ils me menacent d’y mettre le feu. Trop magique, qu’ils disent. Alors moi, je dis que c’est magique, évidemment, que voulez-vous que je réponde ?
— Il y en a beaucoup comme eux, alors ? dit Rincevent.
— Sur tout le Disque, l’ami. Ne me demandez pas pourquoi.
— Ils croient qu’une étoile va s’écraser sur nous, dit Rincevent.
— C’est vrai ?
— C’est ce que pensent des tas de gens.
— C’est une honte. J’ai fait de bonnes affaires ici. Trop magique, qu’ils disent ! Qu’est-ce qu’il y a de mal dans la magie ? Je voudrais bien le savoir.
— Qu’est-ce que vous allez faire ? demanda Deuxfleurs.
— Oh, m’en aller dans un autre univers, ce n’est pas ça qui manque, répondit le boutiquier d’un ton désinvolte. Merci quand même de m’avoir prévenu pour l’étoile. Je peux vous déposer quelque part ? »
Le Sortilège flanqua un coup de pied dans l’esprit de Rincevent.
« Euh… non, dit-il. Je crois qu’on ferait peut-être mieux de rester. Pour voir la fin, vous comprenez.
— Cette histoire d’étoile, ça ne vous inquiète pas, alors ?
— L’étoile, c’est la vie, pas la mort, dit Rincevent.
— Comment ça ?
— Comment quoi ?
— Tu as remis ça ! fit Deuxfleurs qui pointa un doigt accusateur. Tu dis des choses et tu oublies tout de suite que tu les as dites !
— J’ai seulement dit qu’on ferait mieux de rester, répliqua Rincevent.
— Tu as dit que l’étoile, c’était la vie, pas la mort. Tu avais de la friture dans la voix et elle était lointaine. N’est-ce pas ? » Il se tourna vers le commerçant pour confirmation.
« C’est vrai, dit le petit homme. Je crois que ses yeux louchaient un peu, aussi.
— C’est le Sortilège, alors, dit Rincevent. Il essaye de me diriger. Il sait ce qui va arriver, et je crois qu’il veut aller à Ankh-Morpork. Je veux y aller aussi, ajouta-t-il d’un air de défi. Vous pouvez nous y emmener ?
— C’est la grande ville sur l’Ankh ? Qui s’étend dans tous les sens, qui sent les fosses à purin ?
— Elle jouit d’une histoire ancienne et honorable, dit un Rincevent glacial, blessé dans son orgueil civique.
— Ce n’est pas comme ça que tu me l’as décrite, à moi, objecta Deuxfleurs. Tu m’as dit que c’était la seule ville qui commençait à tomber sérieusement en décadence. »
Rincevent parut embarrassé. « Oui, mais enfin, c’est chez moi, vous comprenez ?
— Non, fit le boutiquier, pas vraiment. Moi, je dis toujours que chez soi, c’est là où on accroche son chapeau.
— Euh… non, intervint Deuxfleurs, toujours désireux d’éclairer ses semblables. Là où on accroche son chapeau, c’est un porte-chapeaux. Chez soi, c’est…
— Je vais tout de suite m’occuper de vous ramener », dit précipitamment le boutiquier alors que revenait Bethan. Il la croisa en coup de vent.
Deuxfleurs le suivit.
De l’autre côté du rideau se trouvait une pièce meublée d’un petit lit, d’un fourneau plutôt crasseux et d’une table à trois pieds. Le boutiquier fit alors quelque chose à la table, il y eut un bruit de bouchon sortant à contrecœur d’une bouteille, et un univers emplit la pièce.
« N’ayez pas peur, dit le boutiquier tandis que défilaient les étoiles.
— Je n’ai pas peur, dit Deuxfleurs, les yeux brillants.
— Oh, fit l’autre, un peu contrarié. N’importe comment, ce ne sont que des images générées par le magasin, elles ne sont pas réelles.
— Et vous pouvez le diriger n’importe où ?
— Oh, non, dit le boutiquier, profondément choqué. Il y a toutes sortes de clauses de sécurité ; en définitive, ça ne servirait à rien d’aller quelque part où le revenu net par tête est insuffisant. Et il faut un mur adéquat, évidemment. Ah, voici votre univers. Je l’ai toujours trouvé coquet, un petit bijou. Une universette, comme qui dirait…»
* * *
Voici la nuit de l’espace. Les étoiles innombrables luisent comme de la poussière de diamant ou, diraient certains, comme de grosses boules d’hydrogène qui explosent à très grande distance. Mais il y en a qui disent n’importe quoi.
Une ombre commence à masquer le scintillement lointain, une ombre plus noire que l’espace lui-même.
D’ici, elle a l’air aussi beaucoup plus grande car l’espace ne l’est pas vraiment, grand, c’est seulement quelque part où l’on peut être grand. Les planètes sont grandes, mais c’est dans leur nature et il n’y a rien d’extraordinaire à suivre sa nature.
Cette silhouette qui occulte le ciel comme le pied de Dieu n’est pourtant pas une planète.
C’est une tortue de quinze mille kilomètres de long depuis la tête criblée de cratères jusqu’à la queue cuirassée.
Et la Grande A’Tuin, elle, est gigantesque.
D’immenses nageoires se lèvent et s’abaissent pesamment ; elles gauchissent l’espace en d’étranges configurations. Le Disque-monde glisse dans le ciel, telle une nef royale. Mais à présent, même la Grande A’Tuin doit lutter alors qu’elle quitte les profondeurs libres de l’espace pour affronter les pressions lancinantes des hauts-fonds solaires. La magie est ici plus faible, sur le littoral de la lumière. Elle va ainsi progresser pendant encore bien des jours, et le Disque-monde disparaîtra sous les pressions de la réalité.
La Grande A’Tuin le sait, mais la Grande A’Tuin se rappelle avoir déjà accompli la même chose des milliers d’années plus tôt.
Les yeux astrochéloniens ne se concentrent pas sur l’étoile naine qui les éclaire de sa lueur rouge mais sur un petit pan d’espace à côté…
* * *
« Oui, mais où sommes-nous ? » demanda Deuxfleurs. Le boutiquier, courbé sur sa table, se contenta de hausser les épaules.
« Je ne pense pas qu’on soit quelque part , dit-il. On est dans une incongruité cotangente, je crois. Je peux me tromper. Le magasin sait en général ce qu’il fait.
— Vous voulez dire que vous, vous ne savez pas ?
— J’apprends des petits bouts par-ci, par-là. » Le boutiquier se moucha. « Des fois, j’atterris sur un monde où ils comprennent ces choses-là. » Il tourna deux petits yeux tristes vers Deuxfleurs. « Vous avez une bonne tête, monsieur. Ça ne me gêne pas de vous le dire.
— De me dire quoi ?
— Ce n’est pas une vie, vous savez, de tenir le magasin. On ne reste nulle part, toujours en déplacement, jamais fermé.
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