Exténué qu’il était et d’humeur à ne supporter aucune discussion, il se contenta de fixer froidement le Sortilège et d’agiter en pensée un pouce par-dessus son épaule.
Toi, là. Ouste !
Le Sortilège donna un instant l’impression de vouloir protester, mais il eut la sagesse de n’en rien faire.
Des picotements, un éclair bleu derrière les yeux, puis une impression de vide.
Lorsque Rincevent posa le regard sur la page, elle était couverte de mots. À nouveau des runes. Il s’en réjouissait, les pictogrammes reptiliens n’étaient pas seulement innommables mais probablement imprononçables aussi, et ils éveillaient chez lui des souvenirs qu’il aurait beaucoup de mal à oublier.
Il contemplait le livre d’un air bête tandis que Deuxfleurs s’affairait autour de lui sans qu’il s’en rende compte et que Cohen s’efforçait vainement de retirer leurs bagues aux mages pétrifiés.
Il avait quelque chose à faire, se rappela-t-il. C’était quoi, au juste ?
Il ouvrit le livre à la première page et commença de lire ; ses lèvres bougeaient pendant que son doigt suivait le tracé des lettres. Chaque mot qu’il marmonnait apparaissait silencieusement dans l’air auprès de lui, en couleurs vives qui se diffusaient au gré du vent nocturne.
Il tourna la page.
D’autres visiteurs montaient l’escalier à présent : des adorateurs de l’étoile, des citadins et même quelques membres de la garde personnelle du Patricien. Deux adorateurs de l’étoile tentèrent sans conviction de s’approcher de Rincevent désormais entouré d’un arc-en-ciel tourbillonnant de lettres et qui ne leur prêtait aucune attention, mais Cohen dégaina son épée et les considéra nonchalamment. Aussi se ravisèrent-ils.
Depuis la forme courbée de Rincevent, le silence se propagea comme des rides à la surface d’une flaque. Il tomba en cascade de la tour pour se répandre dans la multitude grouillante en dessous, submergea les murs, inonda la cité de son flot sombre et bouillonnant et engloutit les terres au-delà.
La masse muette de l’étoile surplombait le Disque. Dans le ciel environnant, les nouvelles lunes tournaient lentement, sans un bruit.
Il n’y avait d’autre son que le chuchotement rauque de Rincevent tandis qu’il tournait une à une les pages.
« Ça, c’est passionnant ! » dit Deuxfleurs. Cohen, qui se roulait les restes goudronneux de plusieurs cigarettes pour s’en faire une nouvelle, lui jeta un regard ahuri, le papier à mi-chemin des lèvres.
« Qu’est-ce qu’est passionnant ?
— Toute cette magie !
— Des lumières, c’est tout, chicana-t-il. Il a même pas sorti des colombes de ses manches.
— Oui, mais vous ne sentez pas la puissance surnaturelle ? » fit Deuxfleurs.
Cohen ramena une allumette d’un recoin de sa blague à tabac, regarda Wert un instant et, posément, la gratta sur son nez fossilisé. « Écoute, dit-il à Deuxfleurs aussi aimablement que possible. Tu te figures quoi ? J’ai pas mal bourlingué, j’en ai vu, de la magie, et je peux te dire que si tu te promènes tout le temps la mâchoire pendante ça donne envie de taper dessus. De toute façon, les mages meurent comme tout le monde quand on leur plante un…»
Rincevent referma le livre dans un claquement sonore. Il se releva et regarda alentour.
Voici ce qui se produisit alors :
Rien.
Les gens mirent un certain temps à s’en apercevoir. Ils s’étaient tous baissés instinctivement, dans l’attente d’une explosion de lumière blanche, d’une boule de feu étincelante ou, dans le cas de Cohen qui n’escomptait jamais grand-chose, de quelques pigeons blancs voire d’un lapin un peu fripé.
Ce n’était même pas un rien intéressant. Parfois les choses se produisent sans gros effets spectaculaires, mais pour ce qui était des non-événements, celui-là ne valait pas tripette.
« C’est tout ? » fit Cohen. Un murmure général montait dans la foule et plusieurs adorateurs de l’étoile guignaient Rincevent d’un sale œil.
Le mage posa sur Cohen un regard larmoyant.
« J’en ai l’impression, dit-il.
— Mais il s’est rien passé. »
Rincevent considéra l’In-Octavo, l’air déconcerté.
« Peut-être que l’effet est subtil ? dit-il d’un ton optimiste. Après tout, on ignore ce qui est censé se produire.
— On le savait ! s’écria l’un des adorateurs de l’étoile. La magie, ça ne marche pas ! Tout ça, c’est de l’illusion ! »
Un caillou décrivit un arc de cercle au-dessus du toit et atteignit Rincevent à l’épaule.
« Ouais, fit un autre étoilé. Attrapons-le !
— Balançons-le de la tour !
— Ouais, attrapons-le et balançons-le de la tour ! »
La foule se lança en avant. Deuxfleurs leva les mains.
« Je suis sûr qu’il doit y avoir une petite erreur… commença-t-il avant de se faire faucher les jambes.
— Oh merde », fit Cohen qui laissa tomber son mégot avant de l’écraser sous sa sandale. Il tira l’épée et chercha du regard le Bagage.
Le coffre ne s’était pas précipité au secours de Deuxfleurs. Il se tenait devant Rincevent qui serrait l’In-Octavo sur sa poitrine comme une bouillotte et avait l’air dans tous ses états.
Un étoilé lui allongea un coup. Le Bagage ouvrit un couvercle menaçant.
« Je sais pourquoi ça n’a pas marché », fit une voix derrière la cohue. C’était Bethan.
« Ah ouais ? dit le plus proche citadin. Et en quel honneur on devrait t’écouter ? »
Dans la fraction de seconde qui suivit, l’épée de Cohen se pressait contre sa gorge.
« D’un autre côté, reprit l’homme d’un ton égal, on devrait peut-être écouter quand même ce que cette jeune dame veut bien nous dire. »
Tandis que Cohen se retournait lentement, l’épée pointée, Bethan s’avança et désigna les formes tourbillonnantes des Sortilèges toujours suspendues en l’air autour de Rincevent.
« Celui-là n’est sûrement pas bon, dit-elle en montrant une tache marron sale au milieu des feux qui palpitaient de couleurs éclatantes. Vous avez dû mal prononcer un mot. Faites voir. »
Rincevent lui passa l’In-Octavo sans rien dire.
Elle l’ouvrit et parcourut les pages.
« Quelle drôle d’écriture, dit-elle. Ça change tout le temps. Qu’est-ce que cette espèce de crocodile fait à la pieuvre ? »
Rincevent regarda par-dessus son épaule et, sans réfléchir, le lui dit. Elle resta silencieuse un moment.
« Oh, fit-elle d’une voix calme, je ne savais pas que les crocodiles faisaient ça.
— C’est une ancienne écriture à partir d’images, s’empressa d’expliquer Rincevent. Une autre va la remplacer si vous attendez. Les Sortilèges apparaissent dans toutes les langues connues.
— Vous vous souvenez de ce que vous disiez quand la mauvaise couleur est arrivée ? »
Rincevent fit courir un doigt sur la page.
« Là, je crois. Où le lézard à deux têtes fait… je ne sais pas trop quoi. »
Deuxfleurs surgit à son autre épaule. L’écriture du Sortilège se métamorphosa.
« Je n’arrive même pas à le prononcer, dit Bethan. Gribouillis, gribouillis, point, trait.
— Des runes nivales cupumuguk, expliqua Rincevent. Je crois que ça se prononce « zph ».
— Mais ça n’a pas marché. Et si c’était « sph » ? »
Ils regardèrent le mot. Il gardait obstinément sa couleur douteuse.
« Ou « sff », proposa Bethan.
— Ça pourrait être « tsff », fit Rincevent sans conviction. La couleur prit peut-être une nuance de marron encore plus sale.
« Que diriez-vous de « zsff » ? fit Deuxfleurs.
— Ne sois pas ridicule, répondit Rincevent. Avec les runes nivales, le…»
Читать дальше