Il songea aux douillets fenils et chaudes claires-voies des écuries où il passait ses nuits. Bêtement, il avait parfois renâclé sur ce mode de vie chevalin. Ça paraissait incroyable aujourd’hui, mais il l’avait trouvé harassant.
Maintenant, il en avait assez. Il rentrait chez lui. Cornichons au vinaigre, je vous entends qui m’appelez…
Il repoussa Deuxfleurs, rassembla sa robe en loques autour de lui avec une grande dignité, tourna le visage vers la zone de l’horizon où il situait sa ville natale et, d’un pas aussi décidé que distrait, franchit le bord d’un trilithe de neuf mètres.
Quelque dix minutes plus tard, lorsqu’un Deuxfleurs inquiet et plutôt contrit le dégagea du gros congère au pied des mégalithes, son expression n’avait pas changé. Le touriste le dévisagea d’un air interrogateur.
« Ça va ? demanda-t-il. Combien de doigts j’ai là ?
— Je veux retourner chez moi !
— D’accord.
— Non, n’essaye pas de m’en dissuader, j’en ai assez, j’aimerais dire que je me suis bien amusé, mais impossible, et… quoi ?
— J’ai dit d’accord, répéta Deuxfleurs. Ça me plairait bien de revoir Ankh-Morpork. J’espère qu’ils en ont reconstruit une bonne partie maintenant. »
La dernière fois que les deux hommes avaient vu la cité, la chose est à signaler, elle brûlait joyeusement, catastrophe à laquelle n’était pas étranger Deuxfleurs qui avait introduit le concept d’assurance-incendie auprès d’une populace aussi vénale qu’ignorante. Mais les dégâts par le feu faisaient partie de la vie morporkienne, et on avait toujours allègrement et méticuleusement rebâti la ville en se servant des matériaux locaux traditionnels : bois sec comme de l’amadou et chaume imperméabilisé au goudron.
« Oh, fit Rincevent, qui se tassa légèrement. Oh, c’est vrai. Très juste. Bon. On ferait peut-être mieux de partir, alors. »
Il s’extirpa péniblement de la neige et s’épousseta.
« Seulement, je crois qu’il vaudrait mieux attendre demain, ajouta Deuxfleurs.
— Pourquoi ?
— Eh bien, parce qu’on se gèle, on ne sait pas vraiment où on est, le Bagage a disparu, il commence à faire noir…»
Rincevent s’arrêta. Dans les canons encaissés de son esprit, il crut entendre un lointain bruissement de vieux papier. Il eut l’horrible impression que ses rêves allaient souvent se répéter désormais, et il avait bien mieux à faire que d’écouter les cours d’une bande de vieux sortilèges même pas capables de se mettre d’accord sur les origines de l’univers…
Une toute petite voix au fin fond de son cerveau demanda : « Quoi de mieux à faire ?
— Oh, la ferme ! répondit-il.
— J’ai seulement dit qu’on se gelait et… commença Deuxfleurs.
— Je ne parlais pas pour toi. Je parlais pour moi.
— Comment ?
— Oh, la ferme ! répéta Rincevent d’un ton las. Il n’y a rien à manger par ici, j’imagine ? »
Les pierres géantes se dressaient, noires et menaçantes dans la lumière verte déclinante du crépuscule. Le cercle intérieur grouillait de druides qui cavalaient à la lueur de plusieurs brasiers et faisaient la mise au point des périphériques nécessaires à tout ordinateur de pierre, tels que crânes de bélier coiffés de gui sur des mâts, bannières brodées de serpents entrelacés et ainsi de suite. Au-delà des cercles de lumière des feux, un grand nombre d’habitants des plaines s’étaient rassemblés ; les festivals druidiques étaient toujours populaires, surtout quand ça allait de travers.
Rincevent les regarda.
« Qu’est-ce qui se passe ?
— Oh, eh bien, fit Deuxfleurs avec enthousiasme, on dirait qu’il va se dérouler une cérémonie qui remonte à des milliers d’années pour célébrer… euh… la renaissance de la lune, ou peut-être du soleil. Non, je suis à peu près sûr que c’est de la lune. Ç’a l’air très solennel, très beau et emprunt d’une dignité très simple. »
Rincevent frissonna. Il commençait toujours à s’inquiéter quand Deuxfleurs se mettait à parler comme ça. Au moins, il n’avait pas encore prononcé « pittoresque » ni « archaïque » ; Rincevent n’avait jamais trouvé de traduction satisfaisante pour ces mots-là, mais le plus proche auquel il était parvenu, c’était « pépins ».
« J’aimerais que le Bagage soit là, regretta le touriste. Je pourrais me servir de ma boîte à images. Ça m’a l’air très archaïque et pittoresque. »
La foule qui attendait s’agita. La cérémonie allait bientôt commencer, semblait-il.
« Écoute, se dépêcha de dire Rincevent. Les druides sont des prêtres. Tu ne dois pas l’oublier. Ne fais rien qui pourrait les fâcher.
— Mais…
— Ne leur propose pas d’acheter les pierres.
— Mais je…
— Ne te mets pas à parler de leurs coutumes locales archaïques.
— Je pensais…
— Ne cherche surtout pas à leur placer une assurance, ça, ça les fâche toujours.
— Mais ce sont des prêtres ! » gémit Deuxfleurs. Rincevent marqua une pause.
« Oui, dit-il. Justement, non ? »
De l’autre côté du cercle extérieur, une espèce de procession se formait.
« Mais les prêtres sont de braves gens, dit Deuxfleurs. Chez moi, on les voit passer avec leurs sébiles. C’est leur seul bien, ajouta-t-il.
— Ah, fit Rincevent, pas certain de comprendre. C’est pour recueillir le sang, c’est ça ?
— Le sang ?
— Oui, celui des sacrifices. » Rincevent songeait aux prêtres qu’il avait connus chez lui. Soucieux, bien entendu, de ne pas s’attirer l’inimitié d’un quelconque dieu, il avait assisté à bon nombre de réunions dans des temples et, à tout prendre, il concevait ainsi la définition la plus appropriée d’un prêtre des régions de la mer Circulaire : quelqu’un qui baignait la plupart du temps dans le sang jusqu’au cou.
Deuxfleurs prit un air horrifié.
« Oh, non ! dit-il. Là d’où je viens, les prêtres sont de saints hommes qui consacrent leur vie à la pauvreté, aux bonnes œuvres et à l’étude de la nature de Dieu. »
Rincevent considéra cette proposition originale.
« Pas de sacrifices ? fit-il.
— Absolument aucun. »
Rincevent décrocha. « En tout cas, dit-il, à moi, ils ne m’ont pas l’air très saints. »
Un bruit tonipétant fusa d’un ensemble de trompettes de bronze. Rincevent contempla le spectacle. Une file de druides aux longues faucilles décorées de rameaux de gui passait lentement au pas. Divers jeunes prêtres et apprentis les suivaient en jouant une variété d’instruments de percussion traditionnellement censés chasser les esprits malins, et vraisemblablement efficaces.
La lumière des torches créait des formes follement impressionnantes sur les pierres qui se détachaient, lugubres, sur le fond de ciel verdâtre. Vers le Moyeu, les voiles chatoyants de l’aurore coriale se mirent à clignoter et papilloter parmi les étoiles tandis qu’un million de cristaux de glace dansaient dans le champ magique du Disque.
« Belafon m’a tout expliqué, chuchota Deuxfleurs. Nous allons voir une cérémonie consacrée qui célèbre l’Unité de l’Homme avec l’Univers, c’est ce qu’il a dit. »
Rincevent, la mine renfrognée, suivait la procession du regard. Alors que les druides se dispersaient autour d’une grande pierre plate qui dominait le centre du cercle, il ne put s’empêcher de remarquer la jolie mais pâle jeune femme au milieu d’eux. Elle portait une longue robe blanche, un torque d’or autour du cou, et son visage exprimait une vague appréhension.
« Une druidesse ? demanda Deuxfleurs.
— Je ne crois pas », répondit lentement Rincevent.
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