« Beaucoup plus grosse, dit lentement l’astrologue.
— Plus grosse que la tête de la Grande A’Tuin, peut-être ? »
L’astrologue avait l’air malheureux.
« Plus grosse que la Grande A’Tuin et le Disque réunis, dit-il. Nous avons vérifié, s’empressa-t-il d’ajouter, et nous en sommes à peu près sûrs.
— Ça fait gros, convint Trymon. L’adjectif « énorme » vient à l’esprit.
— Massive, se hâta de confirmer l’astrologue.
— Hmm. »
Trymon arpenta le vaste sol de mosaïque de l’observatoire incrusté des signes du zodiaque discal. Il y en avait soixante-quatre, allant de Wezen le Kangourou Bicéphale à Gahoolie, le Vase de Tulipes (constellation d’une grande portée religieuse dont le sens, hélas, était désormais perdu).
Il s’arrêta sur les carreaux bleu et or de Mubbo la Hyène et se retourna soudain.
« Nous allons entrer en collision avec elle ? demanda-t-il.
— J’en ai peur, monsieur, dit l’astrologue.
— Hmm. » Trymon fit quelques pas en se caressant la barbe d’un air songeur. Il s’arrêta à nouveau sur la pointe d’Okjock le Marchand et le Panais Céleste.
« Je ne suis pas expert en la matière, dit-il, mais j’imagine que ça n’amènera rien de bon, hein ?
— Non, monsieur.
— C’est très chaud, les étoiles ? »
L’astrologue déglutit. « Oui, monsieur.
— Nous serons réduits en cendres ?
— Pour finir. Évidemment, nous aurons d’abord droit à des tremblements de disque, des raz-de-marée, des perturbations gravitationnelles et probablement une perte d’atmosphère.
— Ah. En un mot, une désorganisation indécente. »
L’astrologue hésita avant de concéder : « Comme vous dites, monsieur.
— Les gens paniqueront ?
— Pas très longtemps, je le crains.
— Hmm », fit Trymon qui passait à ce moment sur la Porte du Peut-Être pour virer en douceur vers la Vache du Ciel. Il leva la tête et loucha une fois encore vers la lueur rouge à l’horizon. Apparemment, il prenait une décision.
« On ne retrouve pas Rincevent, dit-il, et si on ne le retrouve pas, on ne retrouve pas non plus le Huitième Sortilège de l’In-Octavo. Pourtant, il nous faut lire l’In-Octavo pour éviter la catastrophe, telle est notre conviction… sinon pourquoi le Créateur nous l’aurait-il laissé ?
— Peut-être qu’il était distrait », suggéra l’astrologue.
Trymon lui lança un regard noir.
« Les autres ordres fouillent tout le pays jusqu’au Moyeu, poursuivit-il en comptant ses arguments sur ses doigts, parce qu’il paraît insensé qu’un homme vole dans un nuage et n’en ressorte pas…
— À moins d’un nuage bourré de cailloux, dit l’astrologue dans un effort pitoyable et en définitive parfaitement infructueux pour détendre l’atmosphère.
— Mais il faut bien qu’il redescende… quelque part. Où ? nous demandons-nous.
— Où ? demanda l’astrologue, fidèle.
— Et aussitôt une ligne de conduite s’offre à nous.
— Ah, fit l’astrologue en courant pour essayer de rester à la hauteur du mage qui franchissait à grands pas les Deux Cousins Obèses.
— Et cette ligne de conduite, c’est… ? »
L’astrologue plongea le regard dans deux yeux aussi gris et froids que l’acier.
« Euh… on arrête de chercher ? risqua-t-il.
— Exactement. On se sert des dons que nous a accordés le Créateur, à savoir on regarde par terre, et qu’est-ce qu’on voit ? »
L’astrologue gémit intérieurement. Il regarda par terre.
« Des carreaux ? hasarda-t-il.
— Des carreaux, oui, qui ensemble forment le… ? » Trymon avait l’air d’attendre.
« Zodiaque ? tenta l’astrologue, au désespoir.
— Tout juste ! Donc, tout ce qu’il nous faut, c’est tirer l’horoscope précis de Rincevent, et nous saurons exactement où il se trouve ! »
L’astrologue se fendit du sourire du danseur qui après un numéro de claquettes sur des sables mouvants sent la résistance du rocher sous ses pieds.
« J’aurai besoin de savoir le lieu et l’heure précis de sa naissance, dit-il.
— Facile. Je les ai recopiés des archives de l’Université avant de monter. »
L’astrologue regarda les notes, et son front se plissa. Il traversa la salle et ouvrit un grand tiroir rempli de cartes. Il relut les notes. Il prit un compas tarabiscoté pour effectuer quelques passes sur les cartes. Il saisit un petit astrolabe de cuivre et le manœuvra prudemment. Il siffla entre ses dents. Il prit un morceau de craie et gribouilla quelques chiffres sur un tableau noir.
Trymon, pendant ce temps, contemplait la nouvelle étoile. Il songeait : d’après la légende de la pyramide de Tsort, quiconque dit les Huit Sortilèges à la file quand le Disque est en danger obtiendra tout ce qu’il désire. Et c’est pour bientôt !
Il songeait aussi : je me souviens de Rincevent ; n’était-ce pas ce type négligé, toujours le dernier de la classe durant nos exercices ? Pas un poil de magie chez ce mec-là. Qu’on me l’amène devant moi, et on verra bien si on ne peut pas réunir les Huit…
L’astrologue lâcha à mi-voix : « Crénom ! » Trymon pivota.
« Alors ?
— Une carte passionnante », fit l’astrologue, haletant. Son front se plissa. « Plutôt curieux, en vérité.
— Comment ça, curieux ?
— Il est né sous le signe du Petit Groupe Rasoir d’Etoiles Faibles qui, vous le savez, se situe entre l’Orignal Volant et la Corde à Nœuds. On prétend que même les anciens ne trouvaient rien d’intéressant à dire sur ce signe qui…
— Oui, oui, allez, fit Trymon avec irritation.
— C’est le signe traditionnellement associé aux fabricants d’échiquiers, aux marchands d’oignons, aux façonniers d’images en plâtre sans grand intérêt religieux, et aux allergiques à l’étain. Aucunement un signe de mage. Et à l’heure de sa naissance, l’ombre de Cori Celesti…
— Je ne tiens pas à connaître tous les détails mécaniques, gronda Trymon. Contentez-vous de me donner son horoscope. »
L’astrologue, qui commençait à s’amuser un peu, soupira et fit quelques calculs supplémentaires.
« Très bien, annonça-t-il. Voilà ce qu’il dit : « Journée propice à de nouvelles amitiés. Une bonne action peut avoir des conséquences imprévisibles. Ne fâchez aucun druide. Vous entreprendrez bientôt un voyage hors du commun. Nourriture de chance : les concombres nains. Ceux qui pointent des couteaux sur vous mijotent probablement quelque chose. P.-S. : Pour les druides, ça n’est pas de la rigolade. »
— Druides ? répéta Trymon. Je me demande…»
* * *
« Ça va ? » s’enquit Deuxfleurs.
Rincevent ouvrit les yeux.
Le mage se mit vite sur son séant et agrippa le touriste par la chemise.
« Je veux m’en aller ! lâcha-t-il d’un trait. Tout de suite !
— Mais il va y avoir une cérémonie traditionnelle, une cérémonie ancienne !
— Je me fiche qu’elle soit ancienne ! Je veux sentir d’honnêtes pavés sous mes pieds, je veux respirer l’odeur des fosses à purin, je veux aller là où il y a plein de gens, du feu, des toits, des murs et des tas de bonnes choses comme ça ! Je veux retourner chez moi ! »
Il se découvrait une envie soudaine et terrible pour les rues enfumées d’Ankh-Morpork, toujours à son avantage au printemps, quand une iridescence particulière jouait à la surface visqueuse des eaux bourbeuses de l’Ankh et que les gouttières retentissaient du chant des oiseaux, du moins de ceux qui toussaient en mesure.
Une larme lui embua l’œil au souvenir des effets subtils de la lumière sur le Temple des Petits Dieux, point de repère notoire, et une boule se forma dans sa gorge quand il se rappela l’éventaire de poisson frit à l’angle de la rue du Lisier et de celle des Artisans-Ingénieux. Il songea aux cornichons qu’on y vendait, de grands trucs verts vautrés au fond de leurs bocaux comme des baleines noyées. Ils appelaient Rincevent par-delà les kilomètres, lui promettaient de le présenter aux œufs dans le vinaigre du bocal voisin.
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