Rincevent grogna. Ses os lui en voulaient du traitement auquel il les avait récemment soumis et ils faisaient la queue pour se plaindre.
« Quoi encore ? jeta-t-il.
— Tu sais, quand on volait, que j’avais peur d’entrer en collision avec quelque chose dans la tempête et que tu m’as dit que le seul danger de ce genre à cette hauteur, c’était un nuage bourré de cailloux ?
— Oui, et alors ?
— Comment tu étais au courant ? »
Rincevent regarda autour de lui, mais question variété et intérêt du paysage, ils auraient aussi bien pu se retrouver dans une balle de ping-pong.
Le rocher en dessous de lui, eh bien… il remuait. Il fit courir ses mains à la surface et sentit des marques de burins. Lorsqu’il appliqua une oreille sur la pierre humide et froide, il s’imagina entendre un cognement sourd et lent, comme un battement de cœur. Il rampa pour s’approcher d’un bord et scruta très prudemment le vide.
À cet instant, le rocher dut survoler une trouée dans les nuages parce qu’il eut la vision indistincte mais horriblement distante de pics montagneux en dents de scie. Loin en dessous.
Il gargouilla de façon incohérente et recula centimètre par centimètre.
« C’est ridicule, dit-il à Deuxfleurs. Les rochers ne volent pas. Ils sont connus pour ça.
— Peut-être qu’ils voleraient s’ils en avaient les moyens, dit Deuxfleurs. Si ça se trouve, celui-ci a trouvé comment faire.
— Alors espérons qu’il ne va pas oublier en cours de route », répliqua Rincevent. Il se pelotonna dans sa robe trempée et contempla d’un œil morne le nuage autour de lui. Il y avait sans doute quelque part des gens maîtres de leur propre existence ; ils se levaient le matin et se couchaient le soir avec la quasi-certitude de ne pas passer par-dessus le bord du monde, de ne pas se faire agresser par des fous et de ne pas se réveiller sur un rocher bouffi d’idées de grandeur. Il se souvenait vaguement avoir jadis mené ce genre de vie.
Il renifla. Ce rocher sentait la friture. L’odeur semblait venir de l’avant et titilla d’emblée son estomac.
« Tu ne sens rien ? demanda-t-il.
— On dirait du bacon, dit Deuxfleurs.
— J’espère que ç’en est, fit Rincevent, parce que je vais le manger. » Il se mit debout sur la pierre tremblante et s’en fut d’un pied chancelant dans les nuages, fouillant des yeux l’obscurité humide.
Au bord, ou à la proue du rocher, un petit druide était assis en tailleur devant un maigre feu. Un carré de toile cirée lui protégeait la tête, noué sous le menton. Il tisonnait une poêlée de bacon à l’aide d’une faucille d’apparat.
« Hem », fit Rincevent. Le druide leva les yeux et lâcha la poêle dans le feu. Il bondit sur ses pieds et agrippa sa faucille d’un air agressif, pour autant qu’on puisse se donner un air agressif en longue chemise de nuit blanche mouillée et fichu dégoulinant.
« Je vous préviens, les pirates de l’air auront du fil à retordre avec moi, dit-il, et il éternua violemment.
— On vous donnera un coup de main », rétorqua Rincevent qui couvait des yeux le bacon en train de brûler. La réponse parut intriguer le druide ; Rincevent, un peu surpris, le trouva plutôt jeune, mais en théorie rien ne s’opposait à l’existence de jeunes druides, c’était seulement qu’il n’y avait jamais pensé.
« Vous n’essayez pas de détourner le rocher ? demanda le druide qui descendit sa faucille d’un poil.
— Je ne savais même pas qu’on pouvait détourner des rochers, fit Rincevent d’une voix lasse.
— Excusez-moi, dit poliment Deuxfleurs. Je crois que votre petit déjeuner prend feu. »
Le druide baissa les yeux et battit vainement des bras en direction des flammes. Rincevent se précipita pour l’aider, il s’ensuivit beaucoup de fumée, de cendres et de confusion, et le triomphe commun d’avoir réussi à sauver quelques morceaux de bacon calciné fit mieux que tout un traité de diplomatie.
« Au fait, comment êtes-vous arrivés ici ? demanda le druide. On est à cent cinquante mètres du sol, à moins que je ne me sois encore planté dans les runes. »
Rincevent s’efforça de ne pas penser à l’altitude. « On a comme qui dirait fait un saut en passant.
— On se rendait à terre, précisa Deuxfleurs.
— Seulement, votre rocher a stoppé notre chute », dit Rincevent. Son dos se plaignit. « Merci, ajouta-t-il.
— Il me semblait bien avoir traversé une turbulence il y a un moment, dit le druide qui se trouvait porter le nom de Belafon. C’était sûrement vous. » Il frissonna. « Ce doit être le matin, à présent. Et merde pour le règlement ! je grimpe. Cramponnez-vous !
— À quoi ? fit Rincevent.
— Ben, faites comprendre que vous ne voulez pas tomber, voilà tout », dit Belafon. Il sortit un grand pendule de fer de sa robe et lui fit décrire une série de mouvements circulaires déconcertants au-dessus du feu.
Les nuages défilèrent à toute allure autour des trois hommes, une horrible impression de pesanteur se fit sentir, et le rocher jaillit soudain à la lumière du soleil.
Il se stabilisa à quelques mètres au-dessus des nuages, dans un ciel froid mais d’un bleu éclatant. Les nuages, à l’air glacialement distants la veille au soir et affreusement collants ce matin, formaient désormais un blanc tapis floconneux qui s’étendait dans toutes les directions ; quelques pics montagneux émergeaient, telles des îles. Derrière le rocher, le souffle de son passage sculptait les nuages en tourbillons éphémères. Le rocher…
Il faisait grosso modo dix mètres de long sur trois de large et avait une couleur bleutée.
« Quel panorama étonnant ! s’écria Deuxfleurs, les yeux brillants.
— Euh… qu’est-ce qui nous maintient en l’air ? demanda Rincevent.
— La conviction, dit Belafon tout en essorant le bord de sa robe.
— Ah, fit Rincevent d’un ton doctoral.
— Les maintenir en l’air, c’est facile, ajouta le druide qui leva un pouce et loucha le long de son bras vers une montagne au loin. Le plus dur, c’est d’atterrir.
— On ne le dirait pas, hein ? lança Deuxfleurs.
— La conviction, voilà ce qui fait tenir l’ensemble de l’univers, dit Belafon. Ça ne vaut rien de tout ramener à la magie. »
Le regard de Rincevent tomba par hasard, à travers une éclaircie de nuages, sur un paysage enneigé très, très loin en dessous. Il se savait en présence d’un fou mais il en avait l’habitude ; s’il fallait écouter ce dément pour se maintenir en l’air, alors il était tout ouïe.
Belafon s’assit, les pieds pendouillant au bord du rocher.
« Vous savez, évitez de vous faire du souci, dit-il. Si vous continuez de penser que le rocher ne devrait pas voler, il risque de vous entendre, de s’en convaincre, et vous allez finir par avoir raison, O. K. ? Manifestement, les idées modernes, ça n’est pas votre truc.
— Ça m’en a tout l’air », fit Rincevent d’une voix faible. Il s’efforçait de ne pas penser à des rochers au sol. Il s’efforçait de penser à des rochers qui fondaient en piqué comme des hirondelles, rebondissaient à travers le paysage dans l’allégresse de leur légèreté, remontaient en chandelle vers le ciel dans…
Il avait l’horrible sentiment de ne pas être à la hauteur.
* * *
Les druides du Disque tiraient fierté de leur ouverture d’esprit quand il s’agissait d’aborder les mystères de l’univers. Bien entendu, à l’instar des druides de partout, ils croyaient à l’unité indispensable de la vie, au pouvoir de guérison des plantes, au rythme naturel des saisons et au bûcher pour quiconque professait des opinions différentes, mais ils avaient aussi réfléchi longuement, intensément sur le principe même de la création et formulé la théorie suivante :
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