Rincevent détourna la tête, incapable de regarder Cohen en face. Puis son cœur chavira. Deuxfleurs était toujours adossé à l’arbre, inconscient, l’air calme et aussi réprobateur que possible en de telles circonstances.
Cohen parut se souvenir à son tour de lui. Il se remit debout sur des jambes chancelantes et se traîna jusqu’au touriste. Du pouce il lui ouvrit les deux yeux, puis examina l’éraflure, lui prit le pouls.
« Il est parti, dit-il.
— Mort ? » fit Rincevent. Au parlement de son esprit une douzaine d’émotions se dressèrent et se mirent à vociférer. Soulagement était en pleine logorrhée lorsque Commotion intervint pour un rappel à l’ordre, à la suite de quoi Ahurissement, Terreur et Perte en vinrent aux mains et ne se séparèrent qu’au moment où Honte entra timidement par la porte d’à côté pour connaître la raison de tout ce raffut.
« Non, répondit Cohen, songeur. Pas vraiment. Juchte… parti.
— Parti où ?
— Chais pas, dit Cohen, mais je crois connaître quelqu’un qui aurait peut-être une carte. »
* * *
Ailleurs sur le champ de neige, une demi-douzaine de minuscules points rouges luisaient dans l’ombre.
« Il n’est pas loin », dit le chef du groupe de mages, les yeux plongés dans une petite sphère de cristal.
Un marmonnement général monta des rangs derrière lui, qui laissait vaguement entendre que Rincevent aurait beau se trouver loin, il le serait encore moins qu’un bon bain chaud, un excellent repas et un lit douillet.
Puis le mage traînard qui peinait à l’arrière s’arrêta et dit : « Écoutez ! »
Ils écoutèrent. On distinguait les bruits discrets de l’hiver qui assurait sa prise sur le pays, les craquements des rochers, les bousculades assourdies des petites créatures dans leurs tunnels sous la couverture de neige. Dans une forêt au loin, un loup hurla, se sentit gêné en constatant que personne ne se joignait à lui et s’interrompit. On percevait le son argentin du clair de lune tombant comme une pluie de neige fondue. Et les sifflements d’une demi-douzaine de mages qui s’efforçaient de respirer calmement.
« Je n’entends rien du tout… commença l’un.
— Chhhut !
— Bon, bon…»
Puis ils l’entendirent tous : un faible crissement très lointain, comme si quelque chose se déplaçait à toute allure sur la croûte de neige.
« Des loups ? » fit un mage. Ils imaginèrent tous une centaine de bêtes efflanquées, affamées, qui bondissaient dans la nuit.
« N-non, répondit le chef. Trop régulier. Peut-être un messager ? »
C’était plus fort maintenant, des craquements rythmés comme si quelqu’un mangeait du céleri à la va-vite.
« Je vais envoyer une balle éclairante », dit le chef. Il ramassa une poignée de neige, la roula en boule, la jeta en l’air et l’alluma d’un jet de feu octarine qui lui jaillit du bout des doigts. Il se produisit un éblouissement bleu aussi bref que violent.
Il y eut un instant de silence. Puis un autre mage : « Pauvre couillon, je ne vois plus rien à présent. »
Ce fut la dernière chose qu’ils entendirent avant qu’un bolide rigide et bruyant surgi des ténèbres ne les percute et ne disparaisse dans la nuit.
Lorsqu’ils se dégagèrent mutuellement de la neige, tout ce qu’ils découvrirent, ce fut une piste toute tassée de petites empreintes de pieds. Des centaines de petites empreintes très rapprochées qui suivaient dans la neige une direction aussi rectiligne qu’un faisceau de projecteur.
* * *
« Une nécromancienne ! » fit Rincevent.
La vieille femme de l’autre côté du feu haussa les épaules et sortit un paquet de cartes graisseuses d’une poche invisible.
Malgré la forte gelée du dehors, l’intérieur de la yourte embaumait l’aisselle de forgeron et le mage transpirait déjà abondamment. Le crottin de cheval faisait un bon combustible, mais le Peuple du Cheval avait beaucoup à apprendre sur l’air conditionné, à commencer par ce que ça voulait dire.
Bethan se pencha de côté.
« C’est quoi, la nette romance ? chuchota-t-elle.
— La nécromancie. Parler aux morts, expliqua-t-il.
— Oh », fit-elle, vaguement déçue.
Ils avaient pris un repas de viande de cheval, de fromage de cheval et de boudin de cheval préparé par le maître-queue de cheval, arrosé d’une chopine de… bière clairette dont Rincevent préférait ignorer l’origine. Cohen (qui avait eu droit à la soupe de cheval) expliquait que les Tribus du Cheval des steppes centrales étaient nées en selle, ce que Rincevent estimait une impossibilité gynécologique, et qu’elles étaient particulièrement adeptes de magie naturelle, puisque la vie sur la steppe à perte de vue permet de constater avec quelle précision le ciel s’ajuste à la terre autour des bords, ce qui inspire naturellement de profondes pensées à l’esprit, du genre « pourquoi ? », « quand ? » et « si on essayait du bœuf pour changer ? »
La grand-mère du chef opina en direction de Rincevent puis étala les cartes devant elle.
Rincevent, la chose a déjà été signalée, était le plus mauvais mage du Disque : depuis que le Sortilège avait élu domicile dans sa tête, aucun autre ne pouvait y rester, de la même façon que les poissons ne s’éternisent pas dans l’étang où rôde un brochet. Mais il avait tout de même sa fierté, et les mages n’aiment pas voir des femmes s’adonner à la magie, aussi simple soit-elle. L’Université de l’Invisible n’avait jamais admis les femmes, soi-disant pour des problèmes de plomberie, mais la véritable raison, c’était la crainte informulée que si les femmes obtenaient le droit de mettre leur nez dans la magie, elles s’y révéleraient probablement excellentes, donc gênantes…
« De toute façon, je ne crois pas aux Carots, grommela-t-il. Toutes ces fables qui leur prêtent la sagesse concentrée de l’univers, c’est de la foutaise. »
La première carte, jaunie par la fumée et chiffonnée par l’âge, c’était…
Ç’aurait dû être l’Etoile. Mais le disque rond coutumier, aux petits rayons grossiers, s’était mué en minuscule point rouge. La vieille femme marmonna et griffa la carte de son ongle, puis lança un regard pénétrant à Rincevent.
« Je n’ai rien à voir là-dedans, moi », dit-il.
Elle retourna l’Importance de se Laver les Mains, le Huit d’Octogramme, le Dôme du Ciel, l’Étang de la Nuit, le Quatre d’Éléphant, l’As de Tortue et – Rincevent s’y attendait – la Mort.
Et sur cette carte-là aussi, quelque chose clochait. Elle aurait dû montrer un dessin assez réaliste de la Mort sur son cheval blanc, et jusque-là ça concordait. Mais le ciel avait une teinte rouge, et sur une colline au loin apparaissait une toute petite silhouette, à peine visible à la lueur des lampes à graisse de cheval. Rincevent n’eut pas besoin de l’identifier parce que derrière elle venait un coffre monté sur des centaines de petites jambes.
Le Bagage suit partout son propriétaire.
Rincevent porta son regard sur Deuxfleurs à l’autre bout de la tente, forme blême sur une pile de peaux de cheval.
« Il est vraiment mort ? » demanda-t-il. Cohen traduisit pour la vieille femme qui fit non de la tête. Elle tendit la main vers un petit coffret de bois par terre auprès d’elle et farfouilla dans un tas de sachets et de bouteilles pour en extraire une petite fiole verte dont elle versa le contenu dans la bière de Rincevent. Il considéra le mélange avec méfiance.
« Elle dit que ch’est une chorte de médechine, fit Cohen. Je la boirais chi j’étais toi, ches gens-là n’appréchient pas qu’on repouche leur hochpitalité.
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