Il chuchotait vraiment. Alors que des tourbillons gris se prenaient dans sa robe et lui tiraillaient les cheveux, Rincevent crut entendre des voix faibles et éloignées dire des phrases du genre : « T’es sûr que c’étaient des champignons comestibles, dans le ragoût ? Je me sens un peu…» « Il y a une très jolie vue si tu te penches par-dessus ce…» « Ne t’inquiète pas, c’est une égratignure. » « Fais donc attention où tu pointes cet arc, t’as failli…»
Et ainsi de suite.
Il descendit la pente en trébuchant, les doigts dans les oreilles, jusqu’à ce que s’offre à ses yeux un spectacle que peu de vivants ont l’occasion de contempler.
Le sol plongeait brusquement pour former un vaste entonnoir d’un bon kilomètre et demi de diamètre, dans lequel le vent des âmes des morts soufflait un formidable murmure qui rebondissait en écho, comme si le Disque lui-même respirait. Mais un étroit éperon rocheux s’arquait au-dessus du trou et s’achevait dans un affleurement de peut-être une trentaine de mètres de large.
Il y avait un jardin au bout, avec des vergers et des parterres de fleurs, ainsi qu’une chaumière noire aux dimensions modestes. Un raidillon y conduisait.
Rincevent regarda derrière lui. La ligne bleue brillante était toujours là.
Le Bagage aussi.
Tapi sur le sentier, il l’observait.
Rincevent n’avait jamais fait bon ménage avec le Bagage qui lui donnait toujours l’impression de le désapprouver. Mais pour une fois il ne semblait pas lui en vouloir. Il avait l’air pathétique du chien qui rentre après avoir batifolé dans les bouses de vache et découvre que la famille a déménagé pour le continent voisin.
« D’accord, fit Rincevent. Viens. »
Le Bagage déplia les jambes et gravit le sentier derrière lui.
Le mage s’était plus ou moins attendu à trouver le jardin de l’affleurement envahi de fleurs fanées ; en fait les parterres étaient bien entretenus et manifestement plantés par un jardinier qui avait l’œil pour la couleur, tant qu’il s’agissait de violet deuil, de noir tombeau ou de blanc linceul. De gigantesques lis embaumaient l’atmosphère. Un cadran solaire sans gnomon trônait au milieu d’une pelouse frais fauchée.
Le Bagage sur les talons, Rincevent monta un sentier de gravillons de marbre qui le mena derrière la chaumière ; il poussa une porte.
Quatre chevaux le regardèrent par-dessus le bord de leurs musettes mangeoires. Ils étaient chauds, vivants, et rarement Rincevent avait rencontré de bêtes aussi bien pansées. L’un d’eux, grand et blanc, avait une stalle pour lui tout seul, et un harnais noir et argent pendait par-dessus la porte. Les trois autres étaient attachés devant un râtelier du mur d’en face, comme si des visiteurs venaient de débarquer. Ils considérèrent Rincevent avec une vague curiosité animale.
Le Bagage lui buta dans la cheville. Le mage se retourna et cracha : « Dégage ! » Le Bagage recula. Il avait l’air confus.
Sur la pointe des pieds, Rincevent s’approcha de la porte à l’autre bout et la poussa prudemment. Elle ouvrait sur un corridor dallé qui à son tour donnait sur un grand vestibule.
Il progressa à pas de loup, le dos collé au mur. Derrière lui, le Bagage se dressa sur la pointe des pieds et glissa nerveusement au-dessus du sol.
Pour ce qui était du vestibule…
Disons qu’il avait beau apparaître beaucoup plus grand que toute la chaumière vue de l’extérieur, ce n’était pas ça qui inquiétait Rincevent ; de la manière dont les choses tournaient ces temps-ci, il aurait ricané au nez du premier qui aurait prétendu qu’on ne pouvait pas transvaser une bouteille dans une chopine. Ce n’était pas le décor non plus, dans le style Crypte ancien, qui en rajoutait question tentures noires.
C’était l’horloge. Très grande, elle occupait un espace entre deux escaliers de bois en arcs de cercle couverts de sculptures représentant ce qu’un homme normal ne voit qu’après avoir forcé sur des produits illicites.
Elle avait un balancier très long, un balancier qui allait et venait lentement, dont le tic-tac agaça les dents du mage, le genre de tic-tac réfléchi, désagréable, qui tient à bien faire comprendre que chaque tic et chaque tac vous retire une nouvelle seconde de vie. Le genre de petit bruit qui laisse clairement entendre que dans un hypothétique sablier, quelque part, d’autres grains de sable ont cédé sous vos pieds.
Il va sans dire, la lentille du balancier était tranchante, une vraie lame de rasoir.
Quelque chose le heurta dans le creux des reins. Il se retourna, en colère. « Écoute, toi, saloperie de caisse, je t’ai dit…»
Ce n’était pas le Bagage. C’était une jeune femme, aux cheveux argent, aux yeux argent, plutôt déconcertée.
« Oh, fit Rincevent. Euh… hello ?
— Vous êtes vivant ? » dit-elle. Elle avait le type de voix qu’on associe généralement aux parasols de plage, aux huiles solaires et aux long drinks bien frais.
« Ben, j’espère, répondit Rincevent qui se demanda si ses glandes prenaient du bon temps là où elles se trouvaient. Des fois, j’ai des doutes. Où sommes-nous, ici ?
— Chez la Mort, dit-elle.
— Ah », fit Rincevent. Il se passa la langue sur des lèvres sèches. « Bon, eh bien, ravi de vous avoir rencontrée, je crois que je dois y aller…»
Elle frappa des mains. « Oh, il ne faut pas partir ! dit-elle. Ce n’est pas souvent que nous avons des vivants chez nous. Les morts sont si tuants, vous ne croyez pas ?
— Euh… si, approuva Rincevent avec ferveur, l’œil sur la porte. Pas beaucoup de conversation, j’imagine.
— Avec eux, c’est toujours : « Quand je vivais…» et « On savait vraiment respirer de mon temps…» sourit-elle en posant une main blanche et menue sur son bras. Et puis ils sont tellement attachés à leurs petites habitudes. Vraiment pas drôles. Tellement guindés.
— Raides ? » proposa Rincevent. Elle le propulsait vers un passage voûté.
« Absolument. C’est quoi, votre nom ? Moi, c’est Ysabell.
— Euh… Rincevent. Excusez-moi, mais si la Mort habite cette maison, qu’est-ce que vous y faites ? Vous ne m’avez pas l’air morte.
— Oh, je vis ici. » Elle le regarda attentivement. « Dites, vous ne venez pas sauver la petite amie que vous avez perdue, au moins ? Parce que papa, ça l’embête toujours, il dit qu’il est bien content de ne jamais dormir, sinon il se ferait réveiller à tout bout de champ par le défilé des jeunes héros qui descendent ici pour remonter des tas de bécasses, qu’il dit.
— Ça se fait beaucoup, hein ? fit Rincevent d’une voix faible tandis qu’ils longeaient un corridor tendu de noir.
— Tout le temps. Je trouve ça très romantique. Seulement, en repartant, il ne faut surtout pas regarder en arrière.
— Pourquoi donc ? »
Elle haussa les épaules. « Je ne sais pas. Peut-être que la vue est moche. Vous êtes un héros, à propos ?
— Euh… non. Pas vraiment. Pas du tout, en réalité. Encore moins que ça, en fait. Je suis juste venu chercher un ami à moi, dit-il, l’air piteux. Vous ne l’avez pas vu, je suppose ? Un petit gros qui cause beaucoup, qui porte des lunettes et de drôles de vêtements. »
À mesure qu’il parlait, il prit conscience d’avoir peut-être laissé passer un détail vital. Il ferma les yeux et s’efforça de se remémorer les dernières minutes de conversation. Puis ça lui revint, avec la force d’un sac de sable.
« Papa ? »
Elle baissa modestement les yeux. « Adoptée, à vrai dire, fit-elle. Il m’a trouvée toute petite, qu’il dit. Une triste histoire. » Son visage s’éclaira. « Mais venez donc le voir… Il reçoit ses amis ce soir, je suis sûre que votre visite lui fera plaisir. Il ne fréquente pas beaucoup de monde. Moi non plus, d’ailleurs, ajouta-t-elle.
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