— Désolé, fit Rincevent. Mais j’ai bien compris ? Nous parlons de la Mort, c’est ça ? Grand, maigre, les orbites vides, un as de la faux ? »
Elle soupira. « Oui. Les apparences sont contre lui, j’en ai peur. »
Même si Rincevent, comme précédemment mentionné, était à la magie ce que la bicyclette est à un bourdon, il bénéficiait malgré tout d’un privilège accordé aux hommes de l’art : à l’heure du trépas, ce serait la Mort en personne qui viendrait réclamer son dû (au lieu de refiler le boulot à une personnification anthropomorphique et mythologique d’échelon inférieur, comme c’est souvent le cas). Profitant des incompétences de ceux chargés de l’occire, Rincevent s’était ingénié à ne pas mourir à l’heure prévue, et s’il y a une chose dont la Mort a horreur, c’est le manque de ponctualité.
« Écoutez, je pense que mon ami a dû aller se promener quelque part, dit-il. Il fait toujours ça, une manie chez lui, ravi de vous avoir rencontrée, faut que j’y aille…»
Mais elle s’était déjà arrêtée devant une grande porte matelassée de velours violet. On entendait des voix de l’autre côté, des voix effrayantes, le genre de voix que la simple typographie n’arrivera jamais à rendre tant qu’on n’aura pas inventé une linotype pourvue d’une chambre d’écho incorporée et, si possible, d’un œil de caractère ressemblant à l’élocution d’une limace.
Voici ce que disaient les voix :
« ÇA NE TE FERAIT RIEN DE M’EXPLIQUER ÇA ENCORE UNE FOIS ?
— Eh bien, si vous rejouez n’importe quoi sauf un atout, Sud pourra couper deux fois, en ne perdant qu’une tortue, un éléphant et un arcane majeur, ensuite…
— C’est Deuxfleurs ! souffla Rincevent. Je reconnaîtrais cette voix-là n’importe où !
— DOUCEMENT… SUD, C’EST PESTILENCE ?
— Oh, allons, Mortemar ! Il a déjà expliqué tout ça. Et si Famine avait relancé à… comment, déjà ?… à l’atout ? » C’était une voix sans attaque, moite, pour ainsi dire contagieuse en elle-même.
« Ah, alors vous ne pourriez couper qu’une tortue au lieu de deux, dit Deuxfleurs avec zèle.
— Mais si Guerre avait décidé de jouer d’abord un atout, alors le contrat aurait chuté de deux ?
— Exactement !
— LÀ, JE N’AI PAS BIEN SUIVI. PARLE-MOI ENCORE DES ANNONCES PSYCHIQUES, JE CROIS QUE JE COMMENCE À PIGER. » Celle-là, c’était une voix puissante, caverneuse, comme deux tas de plomb qui s’écrasent l’un contre l’autre.
« Ça, c’est quand vous faites une annonce surtout pour tromper vos adversaires, mais ça risque bien sûr de poser des problèmes à votre partenaire…»
La voix de Deuxfleurs continua de radoter sur le même ton enthousiaste. Rincevent regarda d’un air désemparé Ysabell tandis qu’à travers le velours lui parvenaient les mots « couleur redemandable », « double impasse » et « grand chelem ».
« Vous y comprenez quelque chose ? demanda-t-elle.
— Pas un traître mot, répondit-il.
— Ça paraît affreusement compliqué. »
De l’autre côté de la porte, la voix puissante lança : « T’AS BIEN DIT QUE LES HUMAINS JOUAIENT À ÇA POUR S’AMUSER ?
— Certains sont très forts à ce jeu, oui. Je ne suis qu’un amateur, je le crains.
— MAIS ILS NE VIVENT QUE QUATRE-VINGTS OU QUATRE-VINGT-DIX ANS !
— Tu es bien placé pour le savoir, Mortemar, fit une voix que Rincevent n’avait pas encore entendue et ne souhaitait certes pas réentendre, surtout après le crépuscule.
— Vraiment, c’est tout à fait… fascinant.
— REDISTRIBUE LES CARTES, ON VA VOIR SI J’AI PIGE.
— Vous croyez qu’on doit entrer ? » demanda Ysabell.
Une voix derrière la porte fit : « JE DEMANDE… LE VALET DE TRIONYX.
— Non, pardon, je suis sûr que vous vous trompez, voyons voir votre…»
Ysabell poussa la porte.
C’était, en fait, un cabinet de travail plutôt agréable, un peu sombre peut-être, sans doute décoré dans un de ses mauvais jours par un ensemblier affligé d’un mal de tête et de la manie de garnir la moindre surface plane de grands sabliers et d’un lot de grosses bougies jaunes, grasses et extrêmement dégoulinantes dont il cherchait à se débarrasser.
La Mort du Disque était un traditionaliste qui tirait fierté du service qu’il rendait et se laissait bien souvent aller au découragement parce qu’on n’appréciait pas ce service. Il faisait remarquer que personne ne craignait la mort en elle-même, seulement la douleur, la séparation et l’oubli, et qu’il était absurde de s’en prendre à quelqu’un uniquement à cause de ses orbites vides et de son amour sans chichis du travail bien fait. Il se servait toujours d’une faux, faisait-il observer, alors que les Morts d’autres mondes avaient depuis longtemps investi dans des moissonneuses-batteuses.
La Mort occupait un côté d’une table couverte d’un tapis noir au centre de la pièce et discutait avec la Famine, la Guerre et la Pestilence. Deuxfleurs fut le seul à lever les yeux et voir Rincevent. « Hé, t’es venu comment ? fit-il.
— Ben, il y en a qui prétendent que le Créateur a pris une poignée de… Oh, je vois, eh bien, c’est difficile à expliquer mais je…
— Tu as le Bagage ? »
Le Bagage poussa Rincevent pour aller s’accroupir devant son propriétaire, lequel souleva son couvercle, fourragea à l’intérieur et finit par ramener un petit livre relié cuir qu’il tendit à la Guerre qui martelait la table de son gantelet de fer.
« C’est le Pifinger sur les Règles du Contrat, dit-il. Pas mauvais, comme bouquin, il explique bien la double impasse et comment…»
La Mort happa le livre d’une main osseuse pour le feuilleter, oublieux de la présence des deux hommes.
« D’ACCORD, fit-il. PESTILENCE, SORS UN NOUVEAU JEU DE CARTES. JE VAIS ALLER AU FIN FOND DE CETTE HISTOIRE, MÊME SI JE DOIS EN CREVER. FAÇON DE PARLER, BIEN SUR. »
Rincevent attrapa Deuxfleurs et le tira hors de la pièce. Alors qu’ils enfilaient le corridor au petit trot, suivis du Bagage au galop, il demanda : « C’était quoi, ça ?
— Eh bien, ils ont tout leur temps et je me suis dit que ça pourrait leur plaire, haleta Deuxfleurs.
— Quoi donc ? Jouer aux cartes ?
— C’est un jeu particulier, dit Deuxfleurs. Ça s’appelle…» Il hésita. Les langues, ça n’était pas son fort. « Dans ta langue, ça porte le nom d’un truc de dentiste, je crois, conclut-il.
— Extraction ? hasarda Rincevent. Plombage ? Couronne ? Pivot ?
— Oui, peut-être. »
Ils débouchèrent dans le vestibule, où la grande horloge égrenait les secondes de toutes les vies du monde.
« Et combien de temps tu penses que ça va les tenir occupés ? »
Deuxfleurs s’arrêta. « Je ne suis pas sûr, dit-il, songeur. Probablement jusqu’au dernier atout… Quelle horloge incroyable…
— N’essaye pas de l’acheter, conseilla Rincevent. Je ne crois pas qu’on apprécierait par ici.
— C’est où, par ici, exactement ? » demanda Deuxfleurs qui fit signe d’approcher au Bagage et souleva le couvercle.
Rincevent regarda autour de lui. Le vestibule était sombre et désert, ses fenêtres hautes et étroites volutées de glace. Il baissa les yeux. La fine ligne bleue lui sortait toujours de la cheville. Il découvrit que Deuxfleurs en avait une lui aussi.
« Nous sommes comme qui dirait officieusement morts », dit-il. Il n’avait pas trouvé mieux.
« Oh. » Deuxfleurs continuait de farfouiller.
« Ça ne t’inquiète pas ?
— Bah, les choses finissent toujours par s’arranger, tu ne penses pas ? De toute façon, je crois dur comme fer à la réincarnation. Sous quelle forme tu voudrais revenir, toi ?
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