— Je ne veux pas partir, dit Rincevent avec fermeté. Allez, viens, allons-nous-en d’… Oh, non. Pas ça. »
Le touriste avait sorti une boîte des profondeurs du Bagage. Grosse et noire, elle avait une manette d’un côté, une petite fenêtre ronde par devant et une courroie pour qu’on puisse se la passer autour du cou. Ce que fit Deuxfleurs.
À une certaine époque, Rincevent avait bien aimé l’iconoscope. Contre toute expérience, il tenait le monde pour fondamentalement compréhensible et croyait qu’il lui suffirait de s’équiper de la boîte à outils mentale adéquate pour en dévisser l’arrière et voir comment il fonctionnait. Bien entendu, il se mettait le doigt dans l’œil. L’iconoscope ne prenait pas des images en laissant tomber de la lumière sur un papier spécialement traité, comme il l’avait présumé, mais beaucoup plus simplement en retenant prisonnier un petit démon doué pour la couleur et vif au pinceau. Pareille découverte l’avait rendu malade.
« Tu n’as pas le temps de prendre des images ! souffla-t-il.
— Ça ne sera pas long », fit d’un ton sans réplique Deuxfleurs, qui frappa un petit coup sur le côté de la boîte. Une minuscule porte s’ouvrit à la volée et un diablotin passa la tête.
« Bordel de merde, lâcha-t-il. Où c’est qu’on est ?
— Ça n’a pas d’importance, dit Deuxfleurs. D’abord l’horloge, je crois. »
Le démon loucha.
« Pas bézef de lumière, dit-il. Va me falloir trois putains d’années à f8, si tu veux mon avis. » Il claqua la porte. Une seconde plus tard parvenait le menu raclement du tabouret qu’il tirait devant son chevalet.
Rincevent grinça des dents.
« Tu n’as pas besoin de prendre des images, suffit de te rappeler ! cria-t-il.
— Ce n’est pas pareil, dit calmement Deuxfleurs.
— C’est mieux ! C’est plus réel !
— Pas vraiment. Dans quelques années, assis près du feu…
— Tu risques d’y rester éternellement, assis près du feu, si on ne part pas d’ici !
— Oh, vous ne partez pas, j’espère. »
Ils se retournèrent tous les deux. Ysabell s’encadrait dans l’entrée du passage voûté, un léger sourire aux lèvres. Elle tenait une faux à la main, une faux à la lame d’un tranchant proverbial. Rincevent s’efforça de ne pas baisser les yeux sur sa ligne de vie bleue ; une fille qui tient une faux ne devrait pas afficher un sourire aussi désagréable, entendu et légèrement détraqué.
« Papa a l’air un peu préoccupé pour l’instant, mais je suis sûre qu’il s’en voudrait de vous laisser partir comme ça, poursuivit-elle. Et puis je n’aurais personne à qui parler.
— Qui c’est, ça ? fit Deuxfleurs.
— Elle vit plus ou moins ici, marmonna Rincevent. Une espèce de fille », ajouta-t-il.
Il agrippa l’épaule de Deuxfleurs et tenta de glisser imperceptiblement vers la porte qui donnait sur le jardin sombre et froid. Sans résultat. Surtout parce que Deuxfleurs n’était pas du genre à s’intéresser aux nuances d’expression d’un visage et qu’il avait pour une quelconque raison la conviction qu’aucun événement fâcheux ne pouvait lui arriver.
« Vraiment charmé, dit-il. Très jolie maison que vous avez là. Intéressant, cet effet baroque avec les os et les crânes. »
Ysabell sourit. Rincevent songea : si jamais la Mort passe la main pour les affaires de famille, elle fera mieux que lui… Elle est frappadingue.
« Oui, mais nous devons partir, dit-il.
— Je ne veux pas en entendre parler, répliqua-t-elle. Vous allez rester et tout me raconter sur vous. Le temps est long et c’est tellement ennuyeux ici. »
Elle se précipita latéralement et abattit la faux vers les fils luisants. La lame hurla dans l’air comme un matou qu’on coupe… et s’arrêta brutalement.
Il y eut un craquement de bois. Le Bagage avait refermé son couvercle sur la lame.
Deuxfleurs leva des yeux étonnés vers Rincevent. Et le mage, avec beaucoup d’application et une certaine satisfaction, le frappa d’un poing expert au menton. Puis il rattrapa le petit homme qui tombait à la renverse, se le balança sur l’épaule et cavala.
Les branches le cinglèrent dans le jardin éclairé d’étoiles, et de petites choses velues, probablement horribles, détalèrent à mesure qu’il remontait d’un pas lourd la fine ligne de vie fantomatique qui luisait sur l’herbe gelée.
De la chaumière dans son dos parvint un cri perçant de déception et de rage. Il carambola un arbre et repartit à toute vitesse.
Quelque part, il y avait un chemin, il s’en souvenait. Mais dans ce dédale de lumière argentée et d’ombres que baignait maintenant l’éclat rouge de la nouvelle et terrible étoile dont la présence se faisait sentir jusque dans le monde inférieur, rien n’avait l’air normal. En tout cas, la ligne de vie semblait bel et bien aller dans la mauvaise direction.
Il entendit un bruit de pieds derrière lui. Rincevent respirait bruyamment et difficilement ; ce devait être le Bagage, et pour l’instant il préférait l’éviter. Il avait frappé son maître ; le Bagage risquait d’avoir mal compris son geste, et d’ordinaire il mordait les gens qu’il n’aimait pas. Rincevent n’avait jamais eu le courage de demander où ces gens-là se retrouvaient réellement quand le lourd couvercle se refermait sèchement sur eux, mais ils n’étaient incontestablement plus là quand il se rouvrait.
Il n’aurait pas dû s’inquiéter. Le Bagage le dépassa aisément, ses petites jambes gigotant en une masse confuse. Rincevent eut l’impression qu’il se concentrait très fort sur sa course, comme s’il avait une idée de ce qui arrivait derrière et que ça ne lui plaisait pas du tout.
Ne regarde pas en arrière, se rappela-t-il. La vue n’est probablement pas très jolie.
Le Bagage se jeta à travers un fourré et disparut.
Un instant plus tard, Rincevent comprit pourquoi. Le coffre avait basculé par-dessus le bord de l’affleurement et tombait vers le grand trou en dessous, dont il voyait à présent le fond légèrement éclairé de rouge. Deux lignes bleues chatoyantes partaient de Rincevent pour franchir les rochers et s’enfoncer dans le gouffre.
Il s’arrêta, incertain, quoique pas tout à fait car il était absolument sûr de plusieurs choses. Entre autres qu’il ne voulait pas sauter, qu’il tenait encore moins à attendre ce qui pouvait bien arriver dans son dos, que dans le monde des esprits Deuxfleurs pesait drôlement lourd et qu’il y avait pire que d’être mort.
« Quoi, par exemple ? » murmura-t-il, et il sauta.
Quelques secondes plus tard, les cavaliers apparurent et ne ralentirent pas en arrivant au bord du rocher ; ils poursuivirent leur course en l’air et tirèrent sur les rênes de leurs chevaux au-dessus du vide.
La Mort regarda en bas.
« ÇA M’ÉNERVE TOUJOURS, dit-il. AUTANT INSTALLER UNE PORTE À TAMBOUR.
— Je me demande ce qu’ils voulaient, fit la Pestilence.
— Aucune idée, dit la Guerre. Jeu intéressant, en tout cas.
— C’est vrai, approuva la Famine. De réflexion, je trouve.
— ON A ENCORE LE TEMPS POUR DES JUPES, dit la Mort.
— Des robs, corrigea la Guerre.
— DÉROBE QUOI ?
— On appelle ça des robs. Un rob, des robs. Ou robres, c’est pareil, expliqua la Guerre.
— C’EST ÇA, DES ROBS », fit la Mort. Il leva la tête vers la nouvelle étoile, intrigué par ce que ça pouvait bien vouloir dire. « JE CROIS QU’ON A LE TEMPS », répéta-t-il, pas très sûr de lui.
* * *
Mention a déjà été faite de la tentative d’introduire sur le Disque un semblant d’honnêteté dans les comptes rendus, comment poètes et bardes avaient interdiction, sous peine de… peines, de tartiner sur les ruisseaux babillards et autres aurores aux doigts de rose, et comment il leur fallait fournir les justificatifs certifiés du chantier naval pour dire, par exemple, qu’à cause d’un joli minois un millier de vaisseaux avaient pris la mer.
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