Un sourire mystérieux plissa davantage la face ridée de l’octogénaire.
« Je peux lui dire de se taire, si vous voulez, proposa Rincevent.
— Il le ferait ?
— Non, pas vraiment.
— Laiche-le caujer », dit Cohen. Sa main tomba sur la garde de son épée, polie par des décennies d’usage.
« En tout cas, ches jyeux me plaijent bien. Ils jarrivent à voir à chinquante ans de dichtanche. »
À une centaine de mètres derrière, par bonds plutôt maladroits dans la neige molle, suivait le Bagage. Personne ne lui demandait jamais son avis sur rien.
* * *
Au soir, ils avaient atteint la limite des hautes plaines et descendaient à travers de sombres pinèdes que la tempête de neige n’avait fait que saupoudrer légèrement. C’était un paysage de gigantesques rochers craquelés et de vallées si étroites que les jours n’y duraient que vingt minutes. Une contrée sauvage, balayée par le vent, du genre où l’on s’attend à tomber sur…
« Des trolls », fit Cohen en reniflant l’air.
Rincevent fouilla des yeux autour de lui dans la lumière rouge du soir. Les rochers qui lui avaient paru parfaitement normaux prenaient soudain des airs tout ce qu’il y avait de vivants. Des zones d’ombre auxquelles il n’aurait accordé qu’un seul regard lui semblaient maintenant horriblement habitées.
« Moi, j’aime bien les trolls, fit Deuxfleurs.
— Non, tu ne les aimes pas, dit Rincevent d’un ton sans réplique. Impossible. Trop gros, pleins de bosses, et ils mangent les gens.
— Ch’est faux, dit Cohen qui se laissa glisser peu élégamment à bas de son cheval et se massa les genoux. Une erreur courante, rien d’autre. Les trolls ont jamais mangé perchonne.
— Non ?
— Non, ils recrachent toujours les morcheaux. Les gens, ils les digèrent pas, tu comprends ? Le troll moyen, tout che qu’il demande à la vie, ch’est une bonne porchion de granité, avec peut-être une belle tranche de calcaire pour dechert. J’ai entendu dire que ch’est parche qu’ils chont en chiliche… ou en chili-chiure…» Cohen marqua une pause, se caressa la barbe. « En caillou, quoi. »
Rincevent opina. Les trolls n’étaient pas inconnus à Ankh-Morpork, évidemment, où ils trouvaient souvent des emplois de gardes du corps. Il avaient tendance à revenir cher tant qu’ils n’avaient pas appris à reconnaître une porte et à ne plus sortir des maisons en déambulant au petit bonheur à travers le premier mur venu.
Tandis qu’ils ramassaient du bois pour le feu, Cohen reprit : « Des dents de trolls, cha, ch’est du cochtaud.
— Pourquoi donc ? fit Bethan.
— Ch’est des diamants. Forchément, tu comprends. Y a que cha pour réjichter aux cailloux, et il leur en pouche quand même une nouvelle chérie tous les jans.
— À propos de dents… commença Deuxfleurs.
— Oui ?
— Je n’ai pas pu faire autrement que remarquer…
— Oui ?
— Oh, rien, fit Deuxfleurs.
— Oui ? Ah. Allumons che feu avant qu’on ait plus de lumière. Et après… (Cohen fit grise mine) j’imagine qu’il va falloir faire de la choupe.
— Rincevent sait bien la faire, dit Deuxfleurs, enthousiaste. Il s’y connaît en herbes, racines et tout ça. »
Le regard de Cohen en direction de Rincevent disait que lui, Cohen, n’en croyait rien.
« Bon, le Peuple du Cheval nous ja donné de la viande de cheval chéchée, dit-il. Chi tu pouvais nous trouver des joignons chauvages et des jherbes, cha aurait meilleur goût.
— Mais je…» commença Rincevent sans terminer sa phrase. De toute façon, songea-t-il, je sais à quoi ressemble un oignon, c’est une espèce de truc blanc et renflé avec un bout vert qui dépasse au-dessus, ça doit être facile à repérer.
« Je vais jeter un coup d’œil, alors ? fit-il.
— Oui.
— Là-bas, dans le sous-bois touffu et sombre ?
— Un très bon coin, chûrement.
— Au milieu de toutes ces ravines et de ces machins profonds, vous voulez dire ?
— L’emplachement idéal, à mon avis.
— Oui, c’est ce que je pensais », fit Rincevent avec aigreur. Il se mit en route en se demandant comment on attirait les oignons. Après tout, se dit-il, ce n’est pas parce qu’on les voit pendus en chapelets aux étals des marchés qu’ils poussent comme ça, peut-être que les paysans ou je ne sais qui se servent de chiens oignoniers, ou qu’ils chantent des chansons pour les attirer.
Les premières étoiles s’étaient levées lorsqu’il se mit à fureter au hasard dans les feuilles et dans l’herbe. Des champignons vénéneux lumineux, désagréablement organiques et à l’allure de conseillères conjugales pour gnomes, giclaient sous ses pieds. De petits bitonios volants le piquaient. D’autres, heureusement invisibles, se défilaient d’un bond ou d’un glissement sous les buissons d’où ils lui lançaient des coassements réprobateurs.
« Oignons ? chuchota Rincevent. Où êtes-vous, les oignons ?
— Il y en a un carré à côté du vieil if, fit une voix près de lui.
— Ah, dit le mage. Bien. »
Un long silence suivit, seulement troublé par le bourdonnement des moustiques aux oreilles de Rincevent.
Il restait debout, parfaitement immobile. Il n’avait même pas bougé les yeux.
Il finit par dire : « Excusez-moi.
— Oui ?
— Lequel c’est, l’if ?
— Le petit tordu qui a des aiguilles vert foncé.
— Oh, oui. Je le vois. Encore merci. »
Il resta immobile. À la longue, la voix demanda, sur le ton de la conversation : « Je peux faire autre chose pour vous ?
— Vous n’êtes pas un arbre, hein ? fit Rincevent, le regard toujours fixé droit devant lui.
— Ne soyez pas ridicule. Les arbres ne parlent pas.
— Pardon. Mais j’ai eu quelques problèmes avec des arbres ces derniers temps, vous savez ce que c’est.
— Pas vraiment. Je suis un rocher. »
La voix de Rincevent s’altéra à peine.
« Bien, bien, dit-il lentement. Bon, je vais aller chercher ces oignons, alors.
— Bon appétit. »
Il marcha devant lui d’un pas prudent et digne, repéra une touffe de choses blanches fibreuses blotties dans le sous-bois, les déterra avec précaution et se retourna.
Il y avait un rocher un peu plus loin. Mais les rochers étaient légion dans ces parages où les os du Disque affleuraient le sol.
Il observa attentivement l’if, pour savoir si c’était lui qui avait parlé. Mais l’if, plutôt solitaire, n’avait jamais entendu le nom de Rincevent le sauveur arboricole, et de toute façon il dormait.
« Si c’est toi, Deuxfleurs, je t’ai reconnu tout de suite », dit Rincevent. Sa voix lui parut soudain claire et très isolée dans le jour finissant.
Rincevent se rappela le seul détail qu’il connaissait avec certitude sur les trolls : exposés à la lumière solaire, ils se pétrifiaient, si bien que ceux qui les employaient à des taches diurnes dépensaient des fortunes en crèmes protectrices.
Mais maintenant qu’il y pensait, nulle part on ne disait ce qui leur arrivait une fois le soleil recouché…
La dernière trace de jour s’effaça du paysage. On aurait dit soudain qu’il y avait beaucoup de rochers dans le secteur.
* * *
« Il en met du temps avec ses oignons, fit Deuxfleurs. Vous ne croyez pas qu’on devrait aller voir ?
— Les chorchiers chavent che débrouiller tout cheuls, dit Cohen. Te tracache pas. » Il tressaillit. Bethan lui coupait les ongles de pieds.
« À vrai dire, il n’est pas terrible comme mage, reprit Deuxfleurs qui se rapprocha du feu. Je ne dirais pas ça devant lui, mais… (il se pencha vers Cohen) je ne l’ai jamais vraiment vu faire de la magie.
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