— Ça ne va pas m’arracher la tête ?
— Elle dit que ch’est important pour toi de la boire.
— Bon, alors si vous êtes sûr qu’il n’y a rien à craindre… Ça ne risque toujours pas de rendre la bière plus mauvaise. »
Il prit une lampée, conscient de tous les regards braqués sur lui.
« Hum, dit-il. En fait, ce n’est pas du tout mau…»
* * *
Quelque chose le souleva et le jeta en l’air. Mais, dans un certain sens, il était toujours assis près du feu… Il se voyait, silhouette décroissante dans le cercle de lumière qui rapetissait rapidement. Les silhouettes réduites à la taille de jouets regardaient fixement son corps. Sauf la vieille femme. La tête levée, elle le regardait, lui, et souriait.
* * *
Les vieux mages de la mer Circulaire ne souriaient pas du tout, eux. Ils avaient conscience de se trouver en présence d’un phénomène parfaitement nouveau et redoutable : un jeune plein d’avidité.
En réalité, aucun d’eux n’avait vraiment de certitude sur l’âge de Trymon, mais ses cheveux rares étaient toujours noirs et sa peau avait un aspect cireux qu’on pouvait prendre, dans une lumière chiche, pour l’éclat de la jeunesse.
Assis à la longue table neuve et brillante de ce qui avait été le bureau de Galder Ciredutemps, les six chefs survivants des Huit Ordres se demandaient ce qu’avait Trymon de si particulier qui leur donnait envie de lui botter le derrière.
Il n’était pas ambitieux ni cruel. La cruauté allait de pair avec la bêtise ; ils savaient tous utiliser la cruauté d’autrui, et ils savaient assurément faire plier des ambitions. On ne restait pas longtemps mage de Huitième Niveau à moins de pratiquer une sorte de judo mental.
Il n’était pas sanguinaire, ni assoiffé de pouvoir, ni spécialement malfaisant. On ne tenait pas nécessairement de tels penchants pour des handicaps chez un mage. Les mages n’étaient, dans l’ensemble, pas plus malfaisants que, disons, un comité moyen du Rotary Club, et chacun s’était hissé au sommet de sa profession d’élection non pas tant grâce à ses dispositions pour la magie qu’à son assiduité à tirer parti des faiblesses des adversaires.
Il n’était pas particulièrement avisé. Question sagesse, chaque mage se trouvait plutôt formidable ; le boulot voulait ça.
Il n’avait même pas de charisme. Ils savaient tous reconnaître le charisme quand ils le voyaient, et Trymon en avait autant qu’un œuf de cane.
C’était ça, en fait…
Il n’était ni bon, ni méchant, ni cruel, ni exceptionnel en aucune manière sauf une : il avait élevé la banalité au rang des beaux-arts et cultivé un esprit aussi lugubre, implacable et logique que les pentes de l’Enfer.
Et le plus curieux, pour tous ces mages qui avaient rencontré durant leurs travaux maintes entités cracheuses de feu à ailes de chauve-souris et griffes de tigre dans l’intimité de l’octogramme magique, c’est que jamais encore ils ne s’étaient sentis aussi mal à l’aise qu’à l’instant où, avec dix minutes de retard, Trymon pénétra d’un pas décidé dans la pièce.
« Désolé pour mon retard, messieurs, mentit-il en se frottant vivement les mains. Tant à faire, tant à organiser, je suis sûr que vous savez ce que c’est. »
Les mages se lancèrent des regards en coin tandis que Trymon s’asseyait en bout de table et remuait des papiers d’un air affairé.
« Où est passé le fauteuil du vieux Galder, celui avec les bras de lion et les pieds de poulet ? » demanda Jiglad Wert. Il avait disparu, de même que la majeure partie du mobilier habituel, pour être remplacé par des fauteuils de cuir bas qui avaient l’air incroyablement confortables jusqu’à ce qu’on les ait occupés cinq minutes.
« Ce truc-là ? Oh, je l’ai fait brûler, répondit Trymon sans même lever les yeux.
— Brûler ? Mais c’était un fauteuil magique inestimable, un pur…
— Un vieux rossignol, j’en ai peur, dit Trymon qui gratifia l’autre d’un sourire fugitif. Je suis certain que les vrais mages n’ont pas besoin de ça. Maintenant, si je puis attirer votre attention sur les affaires courantes…
— C’est quoi, ce papier ? » fit Jiglad Wert, un Poudre-aux-Yeux, qui agita le document qu’on avait laissé devant lui ; et qui l’agitait d’autant plus frénétiquement que son propre fauteuil, dans sa tour encombrée et confortable, était si possible encore plus tarabiscoté que ne l’avait été celui de Galder.
« C’est un ordre du jour, Jiglad, dit Trymon d’un ton patient.
— Et depuis quand le jour nous donne-t-il des ordres ?
— Ce n’est qu’une liste des points dont nous avons à discuter. C’est très simple, je vous demande pardon si vous avez l’impression que…
— On n’en a jamais eu besoin jusqu’ici !
— Moi, je pense que si, c’est seulement que vous n’en avez jamais utilisé », dit Trymon, et la raison résonnait dans sa voix.
Wert hésita. « Bon, très bien, fit-il d’un air renfrogné tout en quêtant un appui autour de la table, mais ça veut dire quoi, ça (il approcha le papier tout près de ses yeux) : « Successeur de Greyhald Spold » ? Le poste revient à Rhunlet Vard, non ? Ça fait des années qu’il attend.
— Oui, mais est-il en bonne santé ? dit Trymon.
— Comment ?
— Nous sommes tous conscients, j’en suis sûr, de l’importance d’une direction digne de ce nom. Vous comprenez, Vard est… ma foi, méritant, bien entendu, à sa manière, mais…
— Ça n’est pas nos affaires, dit un des autres mages.
— Non, mais ça pourrait le devenir », répondit Trymon.
Il y eut un silence.
« Se mêler des affaires d’un autre ordre ? fit Wert.
— Évidemment non, fit Trymon. Je suggère simplement que nous pourrions donner… des conseils. Mais nous en discuterons plus tard…»
Les mages n’avaient jamais entendu parler de « base politique », sinon Trymon n’aurait jamais pu faire passer ça. Mais pour tout dire, le fait d’aider autrui à gagner le pouvoir, même pour renforcer leur propre position, leur était étranger. En ce qui les concernait, chaque mage était seul. Sans compter les entités paranormales hostiles, c’était déjà bien suffisant pour un mage ambitieux de combattre ses ennemis au sein de son propre ordre.
« Je crois que nous devrions à présent nous pencher sur le cas de Rincevent, dit Trymon.
— Et de l’étoile, ajouta Wert. Les gens font des réflexions, vous savez.
— Oui, ils disent que c’est à nous de faire quelque chose, dit Lumuel Panter, de l’Ordre de Minuit. Mais quoi ? Je voudrais bien le savoir.
— Oh, ça n’est pas compliqué, répondit Wert. Ils répètent que nous devrions lire l’In-Octavo. C’est ce qu’ils disent toujours. Les récoltes sont mauvaises ? Lisez l’In-Octavo. Les vaches malades ? Lisez l’In-Octavo. Les Sortilèges arrangeront tout ça.
— Il y a peut-être quelque chose là-dedans, dit Trymon. Feu mon… euh… prédécesseur a beaucoup étudié l’In-Octavo.
— Comme nous tous, fit Panter sèchement, mais ça nous avance à quoi ? Il faut que les Huit Sortilèges agissent ensemble. Oh, je suis d’accord, si tout le reste échoue, nous devrons peut-être courir le risque, mais il faut énoncer les huit ensemble ou aucun… et l’un d’eux se trouve dans la tête de Rincevent.
— Et on n’arrive pas à mettre la main sur lui, dit Trymon. Car c’est bien le cas, non ? Je suis sûr que nous avons tous essayé, à titre personnel. »
Les mages s’entre-regardèrent, embarrassés. Wert finit par dire : « Oui. D’accord. Cartes sur table. On dirait que je suis incapable de le localiser.
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