— Madame… ?» De derrière s’élevait la voix de ser Rodrik. « Je crains de ne pouvoir aller plus loin, aujourd’hui. » Entre les picots de ses favoris renaissants, sa pauvre figure penchait de côté, et d’un air si las que Catelyn craignit de le voir tomber de cheval.
« Et vous n’en ferez rien, dit-elle. Vous avez satisfait à toutes mes exigences, et cent fois plus. Mon oncle m’escortera jusqu’aux Eyrié. Lannister doit me suivre, mais rien ne justifierait que vous et les autres renonciez à rester ici pour vous reposer et recouvrer vos forces.
— C’est un honneur pour nous que de les accueillir », énonça ser Donnel avec la gravité cérémonieuse de son âge. Outre ser Rodrik, seuls demeuraient, du groupe formé à l’auberge de la mère Masha, Bronn, ser Willis Wode et le rhapsode Marillion.
« Daignez me permettre, madame, dit ce dernier en poussant son cheval en avant, de vous accompagner aux Eyrié pour assister au dénouement de cette geste dont j’ai eu le privilège de voir les scènes initiales. » Sa voix trahissait un bizarre mélange d’égarement et de détermination, une lueur fiévreuse allumait ses prunelles.
S’il était venu jusque-là, ce n’était certes pas à la requête de Catelyn, mais de son propre mouvement ; et qu’il eût survécu, lui, quand tant d’hommes autrement courageux jonchaient la route, sans sépulture, tenait du prodige. Il ne s’en dressait pas moins devant elle, avec un soupçon de barbe qui le rendait presque viril. Elle crut lui devoir une espèce de récompense, au terme d’un si long voyage. « Fort bien.
— Je viens également », annonça Bronn.
Elle prisa la chose beaucoup moins. Sans cet individu, certes, elle n’eût jamais atteint le Val et le savait pertinemment ; elle devait compter le reître au nombre des plus redoutables combattants qu’il lui eût été donné de voir, et son épée n’avait pas peu contribué au succès de l’équipée, mais. Mais, ces qualités reconnues, il lui déplaisait souverainement. Du courage, il en avait, et de l’énergie, mais pas l’once de bonté, et de loyauté guère. Puis elle en avait assez de le voir chevaucher étrier contre étrier avec Lannister, plus qu’assez de leurs apartés à voix basse, de leurs blagues à deux, de leurs éclats de rire connivents. Elle aurait préféré les séparer une bonne fois pour toutes, mais comment, sans goujaterie, refuser à un Bronn la faveur qu’elle venait précisément d’accorder à un Marillion ? « Comme vous voudrez », dit-elle, ayant du reste bien remarqué qu’il s’était abstenu de lui en demander l’autorisation.
On abandonnerait donc ser Rodrik et ser Willis Wode au verbe onctueux et aux mains diligentes du septon local. Les montures aussi, pauvres haridelles vannées. Pendant que les écuries en fournissaient de fraîches, toutes pelucheuses et de sabot montagnard, ser Donnel promit d’envoyer des oiseaux prévenir les Portes-de-la-Lune et les Eyrié de l’arrivée des visiteurs. Moins d’une heure plus tard, on était reparti et l’on abordait la descente vers la vallée. Catelyn chevauchait aux côtés de son oncle. Derrière venaient Bronn, Tyrion Lannister, Marillion et six des hommes de Brynden.
Ce dernier attendit d’avoir accompli le premier tiers de la descente et de se trouver assez en avant des oreilles indiscrètes pour se tourner vers sa nièce. « Alors, enfant, si tu me parlais de cette fameuse tornade ?
— Voilà des années que je ne suis plus une enfant, Oncle », rectifia-t-elle avant de vider son sac, nonobstant. La lettre de Lysa, l’accident de Bran, la tentative d’assassinat, le poignard, Littlefinger, la rencontre fortuite avec Lannister dans l’auberge du carrefour…, le récit de toutes ces péripéties lui prit plus de temps que prévu.
L’œil de plus en plus sombre au fur et à mesure que s’accentuait le froncement de ses lourds sourcils, Brynden l’écoutait sans l’interrompre. Brynden Tully avait toujours su écouter les autres…, Père excepté. Il avait cinq ans de moins que lord Hoster mais, pour autant qu’elle se souvînt, les deux frères s’étaient toujours affrontés. De ses huit ans lui restait encore dans l’oreille l’une de leurs disputes les plus retentissantes. « Tu es la brebis noire du troupeau Tully ! » s’indignait Père. A quoi Brynden, hilare, rétorquait : « Le troupeau…, tiens donc. Si l’emblème de notre maison est bien une truite au bond, c’est de poisson noir du banc Tully qu’il siérait de me qualifier ! » De cet instant datait l’adoption de ses armoiries personnelles.
Leur guerre n’avait cessé qu’avec les noces des deux filles. En plein festin, Brynden lançait à son frère qu’il allait quitter Riverrun pour entrer au service de Lysa et de son nouveau seigneur et maître, Jon Arryn. Depuis lors, Père n’avait plus jamais prononcé le nom de son cadet, s’il fallait en croire, du moins, les lettres passablement rares d’Edmure…
Il n’empêchait que, durant toute la prime jeunesse de Catelyn, c’est à Brynden le Silure que les enfants de lord Hoster couraient porter leurs larmes et leurs histoires, Père étant débordé, Mère trop malade. Edmure, Lysa, elle-même et…, mais oui, Petyr Baelish aussi, comme pupille des Tully…, il les avait tous écoutés patiemment, comme il écoutait à présent, heureux de leurs triomphes et compatissant à leurs déconfitures puériles.
Quand elle eut achevé, il demeura longtemps silencieux, comme absorbé par la manière dont son cheval négociait la pente raide et le terrain rocheux. « Il faut avertir ton père, dit-il enfin. Si les Lannister se mettent en marche, son éloignement préserve Winterfell et son massif montagneux le Val, mais Vivesaigues se trouve juste sur leur passage.
— J’en suis obsédée moi-même, admit-elle. Dès notre arrivée aux Eyrié, je compte prier mestre Colemon de lui dépêcher un oiseau. » Il lui faudrait d’ailleurs envoyer nombre d’autres messages, notamment pour transmettre aux bannerets les ordres de Ned, relatifs au renforcement des défenses du nord. « Et l’humeur, dans le Val ? demanda-t-elle.
— Colère, dit-il. Lord Jon était très aimé, et la nomination par le roi de Jaime Lannister à un poste que les Arryn occupaient depuis près de trois siècles a fait l’effet d’un sanglant outrage. Et Lysa a beau nous ordonner d’appeler son fils Véritable Gouverneur de l’Est, nul n’est dupe. Au surplus, ta sœur n’est pas seule à s’interroger sur la disparition subite de la Main. On n’ose pas dire, ouvertement du moins, que Jon est mort assassiné, mais l’ombre du soupçon ne cesse de s’étendre. » Il jeta un coup d’œil vers elle, et sa bouche s’amincit. « Puis il y a le gosse.
— Le gosse ? Il ne va pas ? » Une saillie du rocher l’obligea à baisser la tête comme ils abordaient un virage en épingle.
« Lord Robert, soupira son oncle d’un ton trouble. Six ans, souffreteux, pleurnichant dès que tu lui retires ses poupées. L’héritier légitime de Jon Arryn, au regard des dieux, mais que d’aucuns trouvent vraiment trop malingre pour remplir le siège paternel. Jusqu’à sa majorité, nombre de gens murmurent que Nestor Royce devrait continuer de gouverner, comme il l’a fait durant les quatorze années qu’a duré le service de Jon à Port-Réal. D’autres pensent que Lysa ferait mieux de se remarier, et vite. Déjà, les prétendants se bousculent comme des corbeaux sur un champ de bataille. Ils pullulent, aux Eyrié.
— J’aurais pu m’y attendre… », dit Catelyn. Rien là de bien surprenant, en effet. Lysa était encore jeune, et la couronne de la Montagne et du Val faisait une corbeille de noces des plus coquette. « Prendra-t-elle un second mari ?
— Oui, à l’en croire, pourvu qu’elle en trouve un à son gré, répondit-il, mais elle a déjà rebuté lord Nestor et une douzaine d’autres partis agréables. Elle affirme vouloir choisir elle-même , cette fois, son seigneur et maître.
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