— Vous seriez plus mal venu que personne de l’en blâmer, non ? »
Il renifla. « Et je n’en fais rien, mais… mais il me semble qu’elle se laisse courtiser par pure malice. La compétition l’amuse mais, à mon avis, elle entend exercer la régence effective jusqu’à ce que le gosse ait l’âge requis pour cumuler son titre actuel de sire des Eyrié et les pouvoirs y afférents.
— Une femme peut gouverner avec autant de sagesse qu’un homme.
— La femme de tête, assurément, répliqua-t-il avec un coup d’œil en coin. Mais ne t’y trompe pas, Cat, Lysa n’est pas toi. » Il hésita un moment. « Tu veux le fond de ma pensée ? J’ai peur que tu ne trouves pas ta sœur aussi… secourable que tu le voudrais. »
Elle demeura saisie. « Ce qui veut dire ?
— La Lysa qui nous est revenue de Port-Réal n’a plus rien à voir avec la jouvencelle qui partit pour le sud quand son mari fut nommé Main. Toutes ces années l’ont rudement éprouvée. Tu dois savoir. Lord Arryn avait beau être un époux exact à ses devoirs, leur mariage était politique et non passionnel.
— Comme le mien.
— Les débuts furent similaires, mais ta sœur s’en est tirée de manière beaucoup moins heureuse que toi. Deux enfants mort-nés, quatre fausses couches, la mort de Jon… Les dieux ne lui ont donné, Catelyn, que ce fils unique, et elle ne vit que pour lui, maintenant, pauvre gosse. Rien d’étonnant qu’elle ait pris la fuite, plutôt que de le voir remettre aux Lannister. Ta sœur est apeurée , enfant, et les Lannister sont ce qu’elle redoute le plus au monde. Elle s’est ruée vers le Val en quittant le Donjon Rouge à la dérobée, de nuit, comme une voleuse, et tout cela pourquoi ? pour arracher son fils de la gueule du lion…, et voilà que ce même lion, tu le lui amènes à sa porte.
— Enchaîné », riposta-t-elle. A droite béait unecrevasse, à pic sur les ténèbres. Elle retint son cheval et, pas après pas, lui fit longer le passage scabreux.
« Ah bon ? » Il jeta un regard en arrière, où Tyrion opérait sa lente descente avec les autres. « Je vois une hache dans son arçon, un poignard à sa ceinture et un reître qui le talonne d’aussi près qu’une ombre affamée. Où sont-elles, ses chaînes, mon cœur ? »
Catelyn se vit sur la sellette et se défendit de son mieux : « Le nain n’en est pas moins là, contraint et forcé. Chaînes ou pas, je le tiens. Lysa sera aussi aise que moi de l’entendre répondre de ses crimes. C’est tout de même son propre mari qu’ont assassiné les Lannister, et tout de même sa propre lettre qui nous a d’abord mis la puce à l’oreille à leur encontre. »
Il lui adressa un sourire las. « J’espère que tu aies raison, petite », soupira-t-il d’un ton terriblement dubitatif.
Le soleil penchait nettement vers l’ouest lorsque les chevaux commencèrent à fouler un sol moins accidenté. La route s’élargit pour filer tout droit, et Catelyn eut tout loisir enfin de remarquer les fleurs sauvages et la végétation. Une fois au niveau de la vallée, leur allure s’accéléra, et c’est au petit galop qu’ils traversèrent bois verdoyants et hameaux somnolents, soufflèrent vergers et champs de blé d’or, franchirent dans des gerbes d’éclaboussures une douzaine de gués éblouis de soleil. Devant eux flottait, brandie par l’un des hommes de Brynden, la double bannière qui superposait l’emblème Arryn, lune-et-faucon, au silure du cadet Tully. Ainsi les charrettes rustiques et les carrioles des commerçants se rangeaient-elles, ainsi que les cavaliers de moindre extrace, afin de leur céder le pas.
Il faisait néanmoins nuit noire lorsqu’ils parvinrent en vue du château gaillard campé droit dessous la Lance-du-Géant. Sur le faîte de ses remparts tremblotaient des torches, et la lune cornue dansait sur les eaux noires de ses douves. Le pont-levis était déjà dressé, la herse abaissée, mais Catelyn distingua des lumières dans le corps de garde et, derrière, de vagues lueurs au fenestrage des tours carrées.
« Les Portes-de-la-Lune », lui dit son oncle, tandis que leur petite troupe s’immobilisait et que l’enseigne se portait jusqu’au bord du fossé pour héler les gens de la conciergerie. « Le siège de lord Nestor. Il doit nous attendre. Regarde, là-haut. »
Elle leva les yeux, les leva plus haut, plus haut, plus haut, mais ne discerna d’abord rien d’autre que de la pierre et des arbres, la masse confuse de l’immense montagne noyée de nuit et plus noire qu’un ciel sans étoiles. Puis elle aperçut, très très haut, le halo de feux presque imperceptibles : une tour fortifiée, bâtie carrément sur l’à-pic, et à qui les prunelles orange de ses ouvertures donnaient un air de toiser son monde. Beaucoup plus haut s’en trouvait une autre puis, toujours plus haut, en clignotait une troisième, pas plus grande qu’une étincelle sur le firmament. Enfin, tout en haut tout en haut, dans les parages où les faucons prennent leur essor, comme une éclaboussure de blancheur dans la clarté lunaire. A la seule vue des tours pâles juchées tout là-haut, si haut… ! un vertige submergea Catelyn.
« Les Eyrié », entendit-elle Marillion murmurer, mi-fascination, mi-panique.
Au même moment retentit la voix corrosive de Tyrion Lannister. « Les Arryn n’ont décidément pas un faible excessif pour la compagnie. Si vous comptez me faire escalader cette montagne dans le noir, autant me tuer tout de suite.
— Nous couchons ici, cette nuit, lui dit Brynden. Nous ne ferons l’ascension que demain.
— Je brûle d’impatience, répliqua le nain. Comment grimpe-t-on jusque-là ? Je n’ai jamais monté de chèvres, je vous préviens.
— A dos de mulet, dit Brynden avec un sourire.
— Il y a des marches taillées tout du long », repartit Catelyn. Ned lui en avait si souvent parlé, lorsqu’il évoquait sa jeunesse en compagnie de Robert Baratheon, sous la houlette de Jon Arryn…
Son oncle confirma d’un signe de tête. « Il fait trop noir pour qu’on les aperçoive, mais elles existent bel et bien. Trop étroites et raides pour des chevaux, mais les mulets s’en accommodent presque jusqu’au bout. Les trois forts qui gardent le passage se nomment respectivement Pierre, Neige et Ciel. Les mulets vous portent jusqu’à ce dernier. »
Tyrion se démancha le col avec une grimace impayable. « Et au-delà ? »
Le sourire de Brynden s’élargit. « Au-delà, l’escalier est trop raide même pour des mulets. Il faut terminer à pied. A moins que, d’aventure, vous ne préfériez enfourcher un couffin. Les Eyrié se trouvent exactement à l’aplomb de Ciel, et ils possèdent six énormes treuils équipés de chaînes de fer qui permettent de hisser directement dans les caves tout ce que de besoin. Si vous le souhaitez, messire Lannister, je me fais fort de vous obtenir une place parmi les miches, la bière et les pommes. »
Le nain éclata de rire. « Que ne suis-je un potiron ! dit-il. Hélas, mon seigneur de père serait effroyablement contristé d’apprendre que son digne Lannister de fils fut allé au-devant de son destin funeste tel un chargement de navets. Si vous montez à pied, je crains que mon devoir ne m’impose d’en faire autant. Nous autres, Lannister, avons notre fierté.
— Fierté ? jappa Catelyn, exaspérée par tant d’aisance et de goguenardise. Arrogance serait plus approprié. Arrogance et goût du lucre et passion du pouvoir.
— Arrogant, mon frère l’est indéniablement, riposta Tyrion. Mon père est le goût du lucre incarné. Quant à mon exquise sœur Cersei, elle respire par tous les pores de sa conscience la passion du pouvoir. Moi, en revanche, je suis innocent comme l’agnelet. Bêlerai-je pour vous le prouver ? » Il se fendit jusqu’aux oreilles.
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