« Les clans se montrent d’une arrogance, depuis la mort de lord Jon… ! » s’insurgea ser Donnel avec toute la fougue de ses vingt ans. D’aspect trapu, il avait un visage sérieux et commun, le nez épaté sous des taillis de cheveux bruns. « S’il n’était que de moi, j’emmènerais dans les montagnes une centaine d’hommes pour vous dénicher ces gens-là de leurs aires, et je leur donnerais quelques bonnes leçons, mais votre sœur s’y oppose formellement. Elle n’a pas même permis à ses chevaliers de se produire au tournoi de la Main. Elle veut garder toutes nos épées à portée pour défendre le Val… contre quoi ? mystère. Contre des ombres, disent certains. » Il lui jeta un regard inquiet, comme s’il se souvenait tout à coup de la parenté. « J’espère que je ne vous ai pas froissée, madame. Je n’avais nullement l’intention…
— La franchise ne me froisse jamais, ser Donnel. » Elle savait bien ce que redoutait sa sœur. Pas des ombres, les Lannister, se dit-elle en lançant derrière elle un coup d’œil au nain, flanqué de l’éternel Bronn. Ils étaient devenus copains comme coquins depuis la disparition de Chiggen, et Tyrion était plus malin qu’elle n’eût souhaité. A leur entrée dans les montagnes, il était bel et bien son captif, sans recours possible. A présent… ? Son captif toujours, certes, mais un poignard à la ceinture, une hache plantée dans l’arçon, les épaules ceintes du manteau de lynx gagné aux dés contre Marillion, et la poitrine protégée par le haubert de mailles récupéré sur le cadavre de Chiggen. Une quarantaine d’hommes, tant chevaliers que francs-coureurs au service de Lysa et du jeune Robert Arryn, avaient beau encadrer les rescapés de la pitoyable équipée, Tyrion ne s’en montrait pas pour autant le moins alarmé du monde. Me serais-je trompée ? se demanda-t-elle – et ce n’était pas la première fois. Se pouvait-il qu’il fût véritablement innocent, pour Bran, pour Jon Arryn et pour tout le reste ? Et, s’il l’était, comment qualifier son propre comportement? Six hommes avaient péri pour lui garder sa proie…
Elle écarta résolument ses doutes. « Quand nous atteindrons le fort, je vous saurais infiniment gré d’envoyer quérir sur-le-champ mestre Colemon. Ser Rodrik a une fièvre de cheval. » L’idée que le vieux chevalier n’en réchappe pas ne cessait de la tenailler. Au terme du voyage, il ne tenait plus en selle que par miracle, et seule l’opposition farouche de Catelyn aux instances répétées de Bronn avait empêché qu’on ne l’abandonne à son sort. En revanche, il avait fallu l’encorder sur sa bête et charger Marillion de veiller constamment sur lui.
Après un instant d’hésitation, ser Donnel repartit : « Lady Lysa a défendu au mestre de s’éloigner une seconde des Eyrié. Elle le veut en permanence auprès de lord Robert… Toutefois, reprit-il, nous avons, à la Porte, un septon qui panse nos propres blessés. Il saura visiter les plaies de votre homme. »
Catelyn ajoutait plus de foi au savoir des mestres qu’aux patenôtres des septons, et elle ouvrait la bouche pour le déclarer sans ambages quand lui apparurent, de part et d’autre de la route et construits de la pierre même de la montagne, les longs parapets de fortifications. A l’endroit où le col s’étranglait en un défilé juste assez large pour quatre cavaliers de front se cramponnaient aux parois rocheuses deux échauguettes reliées entre elles par l’arche d’un pont grisaillé par les siècles. Des silhouettes silencieuses peuplaient chaque meurtrière du fort, des tours de guet, du pont, et lorsqu’ils eurent presque atteint le sommet du col, un cavalier vint au-devant d’eux. Gris était son cheval, grise son armure, mais sur son manteau chatoyait le rouge-et-bleu de Vivesaigues, et un silure d’obsidienne et d’or lui en agrafait les pans à l’épaule. « Qui demande à franchir la porte Sanglante ? cria-t-il.
— Ser Donnel Waynwood, avec Sa Seigneurie lady Stark et ses compagnons. »
Le chevalier de la Porte releva sa visière. « Il me semblait bien que la dame m’était familière… ! Te voilà bien loin de chez toi, ma petite Cat.
— Comme vous, mon oncle », dit-elle en souriant, malgré les rudes épreuves qu’elle venait de subir. Le simple son de ce timbre rauque et voilé lui ressuscitait sa verte jeunesse, vingt ans plus tôt.
« Chez moi, c’est juste derrière, répliqua-t-il d’un ton bourru.
— Vous êtes chez vous dans mon cœur, dit-elle. Retirez votre heaume, que je vous revoie.
— Les ans ne m’auront pas embelli, je crains », maugréa Brynden Tully, mais, dès qu’elle le vit à visage découvert, Catelyn en eut le démenti. Certes, ses traits s’étaient accusés et comme érodés, l’âge avait dépouillé ses cheveux de leur teinte auburn au profit du gris, mais son sourire demeurait le même, ainsi que ses sourcils, toujours aussi broussailleux et drus que des chenilles, et que l’outremer rieur de ses yeux. « Lysa est au courant de ton arrivée ?
— Je n’ai pas eu le loisir de la prévenir », dit-elle. Peu à peu, les autres arrivaient, derrière. « Nous précédons de peu la tornade, Oncle, je crains.
— Puis-je entrer dans le Val ? » demanda ser Donnel. La passion des Waynwood pour les formalités pompeuses se perdait dans la nuit des temps.
« Au nom de Robert Arryn, seigneur des Eyrié, Protecteur du Val, Véritable Gouverneur de l’Est, je vous invite à y pénétrer librement, à charge pour vous d’en observer la paix, répliqua ser Brynden. Allez. »
Ainsi s’engouffra-t-elle à sa suite dans l’obscurité de la Porte Sanglante où une douzaine d’armées s’étaient taillées en pièces à l’Age des Héros. Au-delà, les montagnes s’ouvraient brusquement sur un panorama d’azur, de verdure et de cimes enneigées qui lui coupa le souffle. Le Val d’Arryn baignait dans l’éclat du matin.
Il s’étendait à leurs pieds, vers l’est, jusqu’à l’horizon vaporeux, paisible contrée de riche humus noir où se prélassaient de larges rivières, où miroitaient sous le soleil des centaines de petits lacs, à l’abri de son cirque hérissé de pics. Dans ses champs croissaient haut les blés, les orges, les avoines, et ses potirons n’avaient rien à envier ni pour la taille ni pour la douceur à ceux-là mêmes de Hautjardin. Du promontoire occidental où ils se tenaient, la grand-route entreprenait sa longue descente en zigzag jusqu’au piémont, près d’une lieue plus bas. De ce côté-là, le Val n’était guère large, à peine une demi-journée de cheval, et les massifs du nord semblaient tellement proches que, pour un peu, Catelyn eût tendu la main pour les caresser. Les surplombait tous de sa pointe déchiquetée la Lance-du-Géant, une montagne si prodigieuse que les montagnes les plus altières avaient l’air accroupies pour la regarder ; son sommet se perdait dans des brumes de glace, à quelque vingt mille pieds des terres arables ; de sa massive épaule, à l’ouest, dégringolait le torrent fantôme des Larmes d’Alyssa dont, malgré la distance, se discernait, tel un fil d’argent, le scintillement contre la roche noire.
En la voyant immobilisée, son oncle ramena son cheval près d’elle et tendit le doigt : « Là-bas, juste à côté des Larmes d’Alyssa. Tout ce que tu peux en distinguer, d’ici, et à condition que tu regardes intensément et que le soleil en frappe les murs sous l’angle requis, c’est comme une étincelle blanche intermittente. »
Sept tours immaculées, lui avait dit Ned,enfoncées telles des dagues dans le ventre du ciel et si hautes que, depuis leur sommet, tu plonges sur les nuages. « A combien d’heures de cheval ? demanda-t-elle.
— Nous pouvons atteindre le pied de la montagne à la tombée du jour, mais l’ascension en prendra un autre.
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