Robert s’empourpra. « Plus un mot, Ned ! prévint-il, l’index menaçant. Plus un seul. As-tu oublié qui est le roi, ici ?
— Non, Sire. Et vous ?
— Assez ! aboya le roi. Je suis écœuré de parlotes ! Que je sois damné si cette affaire n’est pas entendue. Je vous écoute, vous autres.
— Il faut la tuer, opina lord Renly.
— Nous n’avons pas le choix, susurra Varys. Malheureusement, malheureusement… »
Ser Barristan Selmy détacha ses yeux bleu pâle de la table et articula : « S’il est honorable d’affronter son ennemi sur le champ de bataille, il ne l’est nullement de l’assassiner dans le sein de sa mère. Que Votre Majesté me pardonne, je dois appuyer lord Stark. »
La tâche de s’éclaircir la gorge parut absorber quelques minutes le Grand Mestre Pycelle. « Mon ordre sert le royaume et non son chef. Ayant jadis conseillé le roi Aerys avec autant de loyauté que je fais maintenant le roi Robert, je ne veux personnellement aucun mal à sa damoiselle de fille. Je poserai toutefois la question suivante : si la guerre éclate à nouveau, combien va-t-il périr de soldats ? Combien va-t-il brûler de villes ? Combien se verra-t-il d’enfants arrachés aux bras de leurs mères pour aboutir à la pointe d’une pique ? » Il caressa sa longue barbe blanche d’un air infiniment triste, infiniment dolent. « N’est-il pas en conséquence plus sage et, je prétends, plus humain que Daenerys Targaryen meure aujourd’hui pour préserver demain des milliers de vies ?
— Plus humain, approuva Varys. Oh, c’est parler d’or et sans fard, mestre. D’une telle véracité. Qu’il prenne seulement caprice aux dieux d’accorder un fils à Daenerys Targaryen, et le royaume saignera… »
Restait Littlefinger. Qui, sous les yeux de Ned, étouffa un bâillement. « Quand vous couchez avec un laideron, le mieux à faire est de clore les paupières et de pousser la besogne, déclara-t-il. Attendre ne la rendra pas plus jolie. Baisez-la, et bien le bonjour.
— Baisez-la ? répéta ser Barristan, sidéré.
— Un baiser d’acier », expliqua lord Petyr.
Robert se tourna vers sa Main. « Hé bien, voilà, Ned. Vous êtes seuls de votre avis, toi et Selmy. La seule question pendante est : à qui nous adresser pour l’exécution ?
— Mormont implore que tu lui pardonnes, rappela Renly.
— Désespérément, confirma Varys, mais ses jours lui sont plus chers encore. Actuellement, la princesse approche de Vaes Dothrak, où il est interdit de dégainer, sous peine de mort. Si je vous disais quel supplice les Dothrakis réservent au malheureux qui poignarderait une khaleesi, vous ne fermeriez pas l’œil de la nuit. » Il flatta ses bajoues fardées. « Tandis qu’un poison…, les larmes de Lys, par exemple, Khal Drogo ne saurait jamais qu’il ne s’agit pas de mort naturelle. »
Les paupières somnolentes de Pycelle papillotèrent brusquement, et il loucha vers l’eunuque d’un air soupçonneux.
« Le poison est l’arme des lâches », gémit Robert.
C’en fut trop pour Ned. « Quand tu envoies des tueurs à gages assassiner une gamine de quatorze ans, tu chicanes encore sur l’honneur ? » Il repoussa brutalement son siège et se dressa. « Fais-le toi-même, Robert. Que celui qui condamne manie l’épée. Regarde-la dans les yeux avant de la tuer. Vois ses larmes, écoute ses derniers mots. C’est bien le moins que tu lui doives.
— Tudieu ! » jura Robert, dans une explosion de consonnes gravement révélatrice de sa fureur latente. « Et il le pense, le maudit… » Il empoigna le flacon, près de son coude, et, le découvrant vide, l’envoya se fracasser contre un mur. « Plus de vin, et je suis à bout. Suffit, maintenant. Fais le nécessaire.
— Je ne tremperai pas dans ce meurtre, Robert. Agis à ta guise, mais ne me demande pas d’y apposer mon sceau. »
Le roi parut d’abord n’avoir pas compris. La bravade était un plat qu’on ne lui servait guère. Puis, petit à petit, son expression se modifia, ses yeux se rétrécirent, une rougeur enflamma sa nuque par-dessus le col de velours. Il pointa sur Ned un index frénétique. « Vous êtes la Main du Roi, lord Stark. Vous ferez ce que je vous ordonne, ou bien je me trouverai une Main docile.
— Mes vœux l’accompagnent. » Posément, Ned dégrafa le pesant insigne d’argent qui joignait les pans de son manteau et, tout chagriné par le souvenir de l’homme qui l’y avait épinglé de sa propre main, de l’ami si tendrement aimé, le déposa sur la table, devant le roi. « Je te croyais plus de cœur, Robert. Je croyais que nous avions porté au trône un plus noble souverain. »
Robert devint violet. « Dehors ! coassa-t-il, écumant de rage. Dehors, maudit, je t’ai assez vu. Qu’attends-tu ? Va, retourne vite à Winterfell. Et ne t’avise pas de jamais reparaître sous mes yeux, ou je te jure que je fais empaler ta tête ! »
Ned s’inclina et, sans un mot, gagna la porte, sous le regard haineux de Robert. Tandis qu’il se retirait, la discussion reprit presque sur-le-champ. « Il y a, à Braavos, une société dite des Sans-Visage, proposait le Grand Mestre Pycelle.
— Avez-vous la moindre idée de ce que coûtent leurs services ? pleurnicha Littlefinger. On pourrait, pour moitié moins cher, solder toute une armée de vulgaires reîtres…, et ce tarif est le prix d’un marchand ! Je n’ose imaginer ce qu’ils demanderaient pour une princesse. »
La fermeture de la porte sur ses talons préserva Ned de subir la suite. Drapé pour sa faction devant l’entrée du Conseil dans le long manteau blanc de la Garde et revêtu de son armure, ser Boros Blount lui décocha du coin de l’œil un regard curieux mais ne posa pas de question.
L’atmosphère était poisseuse, oppressante quand il retraversa la courtine pour rejoindre la tour de la Main. La pluie menaçait, manifestement. Il l’aurait accueillie volontiers. Pour l’illusion de se sentir un peu moins souillé. Aussitôt chez lui, il convoqua Vayon Poole qui se présenta sans retard. « Votre Excellence a souhaité me voir ?
— Plus d’Excellence, s’il te plaît, lui dit-il. Je me suis disputé avec le roi. Nous retournons à Winterfell.
— Je vais tout de suite m’occuper des préparatifs, messire. D’ici deux semaines, tout sera fin prêt pour notre départ.
— Nous ne pouvons nous attarder deux semaines. Pas même un seul jour. Le roi m’a plus ou moins menacé d’exposer ma tête sur une pique. » Un pli pensif lui barra le front. Le roi ne s’abaisserait probablement pas jusqu’aux voies de fait. Pas Robert. Si furieux fut-il pour l’heure, sa fureur ne manquerait pas, dès que Ned se serait éloigné, sain et sauf, de se refroidir. Comme toujours.
Toujours ? L’exemple de Rhaegar Targaryen malmena brusquement sa sécurité. Quinze ans qu’il est mort, et Robert l’exècre plus que jamais. Il y avait déjà là de quoi vous désarçonner…, et l’autre histoire, tout ce barouf autour de Catelyn et du nain rapporté la veille par Yoren, allait encore empirer la situation. Aussi sûr que le jour se lève, le scandale éclaterait sous peu et, dans l’état de fureur noire où se trouvait le roi… Robert avait beau se soucier de Tyrion comme d’une guigne, son orgueil n’en prendrait pas moins le rapt pour un outrage personnel, et mieux valait ne pas imaginer comment réagirait la reine.
« Le plus sûr est que je prenne les devants, dit-il à Poole. J’emmènerai mes filles et une poignée de gardes. Vous autres, vous suivrez quand vous serez prêts. Informes-en Jory, mais personne d’autre, et ne mets rien en train tant que les petites et moi ne nous serons pas esquivés. Le château pullule d’oreilles et d’yeux, je préférerais garder mes projets secrets.
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