Ned s’arrêta au pied de l’escalier pour enfiler ses gants. « L’heure est venue de prendre congé. J’en ai terminé avec ma besogne. Plus rien ne nous retient ici. »
Bondissant sur ses pieds, Heward rassembla au plus vite ses effets. « A vos ordres, messire, dit Jory en gagnant la porte. Je vais aider Wyl à récupérer les chevaux. »
Littlefinger prit tout son temps, lui, pour faire ses adieux. Il baisa la main de la négresse, lui murmura quelque gaudriole qui la fit s’esclaffer puis, nonchalamment, s’avança vers Ned. « Votre besogne, persifla-t-il, ou celle de Robert ? Si le dicton veut que la Main rêve les rêves du roi, parle avec la voix du roi, gouverne avec l’épée du roi, implique-t-il aussi qu’elle foute avec sa…
— Lord Baelish, coupa Ned, vous passez les bornes. Je ne suis pas sans vous savoir gré de votre aide. Sans vous, nous aurions mis des années à découvrir ce bordel. Mais je n’entends pas pour autant tolérer vos brocards. Et je ne suis plus Main du Roi.
— Le loup-garou tient apparemment du porc-épic », riposta Littlefinger avec une moue pointue.
— Ils gagnèrent les écuries sous la pluie chaude que versait à seaux la noirceur opaque des nues. Comme Ned s’encapuchonnait, Jory lui amena son cheval. Le jeune Wyl le talonnait, menant d’une main la jument de Littlefinger et, de l’autre, se débattant entre sa ceinture et le laçage de ses culottes. Le museau tendu hors du porche, une putain nu-pieds pouffait.
« Rentrons-nous directement au château, messire ? » demanda Jory. Ned acquiesça d’un signe et sauta en selle. Littlefinger fit de même et vint se placer à sa hauteur. Les autres suivirent.
« L’établissement que dirige cette Chataya est de tout premier ordre, dit Littlefinger, une fois en route. Je songe plus ou moins à l’acheter. Les bordels sont un investissement bien plus rentable que les bateaux, j’ai découvert. Les putains coulent rarement, et lorsque des pirates montent à l’abordage, hé bien, ils casquent comme tout le monde, en bel et bon argent. » Sa blague le fit glousser de satisfaction.
Voyant que Ned le laissait papoter, il finit par se taire, et ils poursuivirent en silence. Les rues de Port-Réal étaient sombres et désertes. La pluie les avait vidées. Chaude comme du sang, opiniâtre comme de vieux remords, elle battait la tête de Ned et gouttait à grosses gouttes sur son visage.
« Robert ne se contentera jamais d’une seule couche », lui avait confié Lyanna, le soir même du jour, déjà si lointain…, où leur père avait accordé sa main au jeune seigneur d’Accalmie. « Il a eu, je le sais, un enfant d’une fille du Val. » Pour avoir en personne tenu le nouveau-né dans ses bras, il ne se souciait pas de la démentir, ni de lui mentir, d’ailleurs, mais il n’en avait pas moins protesté : les passades antérieures aux fiançailles ne comptaient pas ; Robert était bon, loyal, il l’aimerait de tout son cœur… Elle avait souri. « L’amour est une douce chose, Ned de mon cœur, mais il ne saurait modifier le tempérament. »
La fille était si jeune qu’il n’avait pas osé lui demander son âge. Et probablement vierge quand Robert l’avait eue. A condition d’y mettre le prix, ces bordels de luxe vous en procuraient toujours une. Elle avait des cheveux d’un roux clair et le nez tout saupoudré de taches de rousseur, le sein aussi, qu’elle avait extrait de son corsage pour allaiter l’enfant. « Je l’ai nommée Barra, dit-elle en la contemplant téter. C’est fou, ce qu’elle lui ressemble, n’est-ce pas, monseigneur ? Son nez, ses cheveux…
— C’est vrai. » Il se revoyait touchant les fins cheveux sombres qui lui coulaient entre les doigts comme de la soie noire. Tout comme la première-née de Robert, si sa mémoire était bonne.
« Dites-le-lui, s’il… s’il vous plaît, monseigneur, quand vous le verrez. Dites-lui comme elle est belle.
— Je le ferai », avait-il promis. Sa malédiction personnelle… Alors que ses serments d’amour éternel, Robert les oubliait sitôt proférés, sa parole, lui la tenait toujours. Il les avait assez cher payées, pourtant, les promesses arrachées par Lyanna sur son lit de mort…
« Et, dites-le-lui, je n’ai été avec personne d’autre. Non, monseigneur, avec personne d’autre, les dieux m’en sont témoins, tous, les vieux et les nouveaux. Chataya m’a accordé un congé de six mois pour nourrir la petite et… et l’espoir qu’il reviendra. Vous le lui direz, dites, que je l’attends ? Je ne veux pas de bijoux ni rien, juste lui. Il a toujours été si bon pour moi, vraiment. »
Bon pour toi… ! songeait Ned, pris de vertige. « Je le lui dirai, petite, et je te promets que Barra ne manquera de rien. »
Elle avait alors souri, d’un sourire si frêle et si tendre ! à cœur fendre. Tout en chevauchant à travers la pluie et la nuit, Ned vit se dessiner devant lui, telle une version juvénile de ses propres traits, le visage de son Jon Snow. Mais pourquoi, se dit-il tristement, pourquoi faut-il que les dieux nous saturent de concupiscence, s’ils réprouvent si fort les bâtards ? « Lord Baelish, que savez-vous des bâtards de Robert ?
— Hé bien, d’abord qu’il en a plus que vous.
— Combien ? »
Littlefinger haussa les épaules. Des ruisselets lui sinuaient tout le long du dos. « Quelle importance ? Si vous couchez avec assez de femmes, il en est qui vous font forcément des cadeaux, et comme, à cet égard, Sa Majesté n’a jamais été timorée… Je sais qu’il a reconnu le gosse qu’il a engendré, pendant la nuit de noces de lord Stannis, à Accalmie, mais il lui était difficile de faire autrement. Née Florent, la mère était la propre nièce de lady Selyse et l’une de ses dames d’atours. A en croire Renly, Robert l’aurait charriée à l’étage pendant le festin et fracturée sur le lit nuptial pendant que les épousés du jour gambillaient encore. Stannis semble avoir pris la chose comme un outrage à la maison de sa femme, car il a expédié par bateau, sitôt après l’accouchement, le fruit du forfait à Renly. » Il jeta vers Ned un regard de biais. « On chuchote également que Robert a fait, voilà trois ans, lors du tournoi donné par lord Tywin, des jumeaux à une fille d’auberge de Castral Roc. Cersei les aurait fait tuer et vendu la mère à un marchand d’esclaves de passage. Pareil affront, et sur leurs propres terres, c’en était trop pour la fierté des Lannister. »
Stark grimaça. Des vilains contes de ce genre, il en courait sur chaque grand seigneur du royaume. Mais, s’il avait tendance à croire Cersei Lannister à peu près capable de tout…, le roi aurait-il laissé perpétrer sans sourciller pareille ignominie ? Pas le Robert qu’il avait connu, mais le Robert qu’il avait connu n’était pas l’actuel, si expert à fermer les yeux sur tout ce qu’il préférait ne pas voir. « Qu’est-ce qui a pu susciter le brusque intérêt de Jon Arryn pour les enfants illégitimes du roi ? »
Le petit homme s’ébroua sous l’ondée. « Il était la Main du Roi. Sans doute Robert l’a-t-il prié de s’assurer qu’ils étaient bien pourvus. »
Ned était trempé jusqu’aux os, et son âme grelottait. « Cela ne suffirait pas à expliquer son assassinat. »
Littlefinger secoua ses cheveux dégoulinants et se mit à rire. « Maintenant, je vois. Lord Arryn aura appris que Sa Majesté avait farci le ventre de quelques putains et poissardes, et il a bien fallu le faire taire. Rendez-vous compte. Laisser vivre un type pareil, c’était s’exposer à le voir ensuite trahir le secret que le soleil se lève à l’est. »
Cette fine saillie ne méritant pas de riposte, Ned se contenta de froncer le sourcil. Pour la première fois depuis des années, il se surprit à repenser au dernier Targaryen. Rhaegar avait-il hanté les bordels ? Non, conclut-il, sans trop savoir pourquoi.
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