— Le terme « sécurité » est à relativiser.
— Hein ? Divisé par quoi ?
— Je voulais dire que nul n’est jamais en parfaite sécurité. Mais je pronostiquerais que l’humain va continuer à se mouiller pendant un moment encore.
— Ouais, y a une sacrée surface à nettoyer, jugea Angalo. Allons-y au travail.
Le sac était posé sur un lit. Il leur fut relativement aisé de descendre jusqu’au sol en s’aidant des couvertures.
… Wahhh baboum badaboum badoum badam…
— Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? demanda Angalo.
— Une fois qu’on aura mangé, entendons-nous bien, rectifia Gurder de façon catégorique.
Masklinn traversa l’épaisse moquette en trottinant. Sur le mur le plus proche se trouvait une porte. Elle était entrebâillée, laissant passer une douce brise et les bruits de la nuit.
Un humain aurait discerné le chuintement et le crissement des grillons et autres créatures mystérieuses dont l’emploi du temps exige qu’ils passent la nuit assis dans les broussailles à produire des bruits bien plus gros qu’eux. Mais les gnomes entendent les sons au ralenti, plus longs, plus graves qu’ils ne le sont, comme un tourne-disque quand on coupe le courant. Les ténèbres étaient peuplées des chocs et des feulements des bêtes sauvages.
Gurder rejoignit Masklinn et scruta les ténèbres en plissant les yeux.
— Tu pourrais sortir voir s’il y a quelque chose à manger ? demanda-t-il.
— J’ai l’horrible impression que si je sors maintenant, il y aura bel et bien quelque chose à manger, et ce sera moi.
Derrière eux, la voix humaine continuait son chant.
… Bomp Bobomp boumboumboum Boumboum Baaa-bomp…
— Qu’est-ce que chante l’humain. Truc ?
— C’est assez difficile à suivre, mais apparemment le chanteur tient à faire savoir qu’il possède un appareil très efficace.
— Quel genre d’appareil ?
— Données insuffisantes pour l’instant. Les seules indications sont que l’objet fait crac boum huuuue au cours de sa mise en service…
On frappa à la porte. La chanson s’arrêta, ainsi que le bruit d’eau qui coulait. Les gnomes coururent vers les ombres de la pièce.
— Ça m’a l’air un peu fragile, chuchota Angalo. Quelque chose qui fait crac, ça doit pas être très solide. En général, quand ça fait crac…
Richard Quadragénaire sortit de la pièce de douche, une serviette autour de la taille. Il ouvrit la porte. Un autre humain, équipé, lui, de tous ses vêtements, entra, porteur d’un plateau. Ils échangèrent quelques brefs hululements, l’humain habillé posa le plateau et ressortit. Le Petit-Fils Richard disparut de nouveau dans la pièce de douche.
… Boum boumboum boumboum Houm…
— De la nourriture ! chuchota Gurder. Je la sens ! Il y a de la nourriture sur ce plateau !
— Un sandwich bacon, laitue et tomate avec du chou en salade, annonça le Truc. Et un café.
— Comment sais-tu tout ça ? s’exclamèrent les trois gnomes en chœur.
— Il l’a commandé en arrivant.
— Du chou en salade ! gémit Gurder en pleine extase. Du bacon ! Du café !
Masklinn leva les yeux au ciel. On avait posé le plateau en bord de table.
Tout près se dressait une lampe. Masklinn avait suffisamment vécu dans le Grand Magasin pour savoir que quand il y a de la lampe, il y a du fil électrique.
Et le fil auquel il aurait été incapable de se hisser n’était pas encore né.
Les repas réguliers, voilà la source de tous leurs problèmes. Pour sa part, il n’avait jamais réussi à en prendre l’habitude. Quand il vivait au-Dehors, avant le temps du Grand Magasin, il s’était accoutumé à rester des journées entières sans rien manger et puis, quand de la nourriture se matérialisait enfin, à se goinfrer jusqu’à avoir les sourcils barbouillés de gras.
Mais les gnomes du Grand Magasin exigeaient de manger un morceau plusieurs fois par heure. Les gnomes du Grand Magasin se nourrissaient en permanence. Qu’ils manquent une petite demi-douzaine de repas, et ils commençaient à se plaindre.
— Je pense pouvoir grimper là-haut, fit-il savoir.
— Oui, oui, l’encouragea Gurder.
— Mais avons-nous le droit de manger le sandwich de Richard Quadragénaire ? ajouta Masklinn.
Gurder écarquilla les yeux, puis les cligna.
— C’est un grave problème théologique, marmonna-t-il. Mais j’ai trop faim pour y réfléchir. Alors commençons donc par manger et s’il s’avère que nous avons eu tort de le faire, je promets d’être sincèrement contrit.
… Boumboumbaboum wap, Boumboumbaboum wap…
— L’humain est en train de dire que l’heure de la sortie, c’est le meilleur moment de la journée , traduisit le Truc. J’en déduis qu’il a l’intention de quitter sa douche sous peu.
Masklinn se hissa le long du fil électrique et se retrouva sur la table, avec l’impression d’être exposé à tous les regards.
De toute évidence, les Floridiens avaient des conceptions toutes personnelles sur les sandwiches. Des sandwiches, le Grand Magasin en vendait. Le mot qualifiait une lamelle de quelque chose glissée entre deux tranches de pain humide. Pour leur part, les sandwiches floridiens occupaient un plateau entier et le pain éventuel – son existence restait à démontrer – nichait dans d’épaisses jungles de cresson et de laitue.
Il regarda en bas.
— Dépêche-toi, siffla Angalo. L’eau vient de nouveau de s’arrêter !
… Boum boumboum boumboum Houm…
Masklinn écarta une frondaison de verdure mystérieuse, s’empara du sandwich, le hala jusqu’en bordure de plateau et le précipita sur le sol.
… Boum Badoum Badoum Badoum bawam badoum badaaaaaam.
La porte de la pièce de douche s’ouvrit.
Le Petit-Fils Richard apparut. Il fit quelques pas et s’arrêta net.
Il regardait Masklinn.
Et Masklinn le regardait.
Il y a des instants où le Temps semble suspendre son vol.
Masklinn comprit qu’il vivait un de ces moments où l’Histoire reprend son souffle, le temps de décider ce qu’elle va faire ensuite.
Je peux rester sur place, se dit-il. Demander au Truc de traduire, et essayer de tout expliquer à l’humain. Je peux lui dire quelle importance revêtirait pour nous un endroit où on serait vraiment chez nous. Je peux lui demander s’il a la possibilité de faire quelque chose pour aider les gnomes dans la carrière. Je peux lui raconter que les gnomes du Grand Magasin croyaient que son grand-père avait créé le monde. Ça lui plaira sûrement d’entendre dire ça. Il a l’air sympa, pour un humain.
Qui sait ? Il pourrait peut-être bien nous aider.
Ou bien il nous capturera, et il appellera d’autres humains qui vont nous encercler et se mettre à mugir, et on nous enfermera dans une cage, ou je ne sais où, et ils nous houspilleront. Il se passera la même chose qu’avec les chauffeurs du Concorde. Ils ne voulaient probablement pas nous faire de mal. Simplement, ils ne comprenaient pas ce que nous étions. Et nous n’avons pas le temps d’attendre qu’ils y parviennent.
Ce monde est à eux, pas à nous.
C’est trop risqué. Non. Je n’avais encore jamais compris qu’il allait faire ça par nos propres moyens. C’est l’heure de la sortie…
Le Petit-Fils Richard tendit lentement la main en disant :
— Whoump ?
Masklinn prit son élan et sauta.
Les gnomes peuvent tomber de très haut sans se faire de mal ; de toute façon, il y avait un sandwich bacon laitue tomate pour amortir la chute.
Avec une telle rapidité que tout devint flou, le sandwich se dressa sur trois paires de pattes. Il traversa la pièce au triple galop, bavant de la mayonnaise.
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