— Je croyais que c’étaient les Dumiis, vos ennemis mortels ? s’étonna Forficule.
— On aime bien avoir plusieurs ennemis mortels à la fois, expliqua Brocando. Au cas où il y aurait une soudaine pénurie.
Forficule ne fit pas de commentaire. Il était allongé un peu à l’écart des deux autres, et avait vue sur la meute de snargues. A la lueur du feu de camp, il discernait à peine une sentinelle adossée près de la petite entrée dérobée vers la Trame, sa snargue attachée à un arbuste des poussières.
Un bras se déploya lentement hors de l’arbuste, dans le dos du moize qui ne se doutait de rien. Il s’arrêta à quelques centimètres au-dessus de son crâne et lui retira délicatement son casque. Le moize se retourna et rencontra un poing qui circulait en sens inverse. Le bras l’attrapa avant qu’il ne s’écroule, et l’attira dans les profondeurs du buisson…
Un instant plus tard, le bras apparut près de la snargue et entreprit de délier sa longe. La bête leva la tête, et Forficule, horrifié, vit ses yeux se rétrécir. Mais avant qu’elle ait eu le temps de gronder, la main se noua en un poing serré et la cogna sèchement entre les deux yeux. Forficule entendit la créature exhaler un petit soupir et s’effondrer lentement. Avant qu’elle ne touche terre, la longe se tendit et l’entraîna dans les feuillages.
Sans savoir exactement pourquoi, Forficule eut la conviction que tout allait bien se passer.
Ou au moins que la situation allait beaucoup s’améliorer par rapport à leur condition actuelle.
Toute cette nuit-là, ils firent route vers le sud. La plupart des membres de la troupe chevauchaient leurs snargues, si bien que les prisonniers et leurs gardes étaient contraints de trotter dans une bousculade de corps. Vint l’aube. Les poils autour d’eux étaient repassés du mauve profond au rouge.
Pour les captifs, les jours suivants se fondirent en une brume continue de piétinements redoublés et de voix de moizes. Les poils virèrent du vermillon à l’orange, et de l’orange au noir. Les pieds se couvraient d’ampoules et saignaient, et les esprits étaient abrutis par les coups répétés. A deux reprises, ils traversèrent de blanches routes dumiies en pleine nuit, quand personne n’était en vue, et ils longèrent comme des ombres les villages endormis.
Puis, il y eut un lieu… au-dessus du Tapis.
Les poils étaient presque cassés en deux, ployés sous la Terre de la Grand-Porte des Vortegornes. Elle apparut tout d’abord comme une lueur entre les poils. Une heure plus tard, elle se dressait au-dessus de leurs têtes, et Forficule n’avait jamais rien vu d’aussi grand. Il en avait autrefois lu des descriptions, mais aucune ne lui rendait justice, bien loin de là. Il fallait inventer des mots plus grands que grand.
Ça semblait être la plus gigantesque chose capable d’exister dans l’univers. Le Tapis était immense, mais le Tapis était… tout. Ça ne comptait pas. Il était trop grand pour qu’on évoque sa taille. Tandis que la Terre de la Grand-Porte était juste assez petite pour être vraiment énorme.
On l’aurait crue toute proche, même de loin. Et elle brillait.
C’était du bronze. Tout le métal du Tapis provenait d’ici, Forficule le savait bien. Les Vortegornes étaient obligés de le troquer avec les Vivants contre de la nourriture. Sur la Terre de la Grand-Porte, il ne poussait rien.
— Unp En Ny, murmura Forficule dans sa barbe, tandis que l’expédition s’arrêtait, le temps d’une brève pause au pied des remparts de la Terre.
Brocando s’était immédiatement endormi. Il avait les plus courtes jambes de la bande.
— Hein ? s’exclama le petit roi en se réveillant.
— C’est le cri de guerre des Vortegornes, expliqua Forficule. Beaucoup de gens l’ont appris, mais jamais très longtemps. C’étaient souvent les derniers mots qu’ils entendaient. Unp En Ny. Ce sont ceux qui figurent sur la Terre. D’immenses lettres de métal. J’en ai vu des gravures. Il faudrait la journée pour faire le tour d’une seule lettre.
— Qui les a tracées ? demanda Brocando en surveillant les gardes du coin de l’œil.
— Selon les Vortegornes, c’est l’ouvrage du grand Découdre, répondit Forficule. Simple superstition, évidemment. Il doit exister une explication naturelle. Les Vortegornes ont jadis affirmé qu’il y avait également des lettres dessous la Terre. Ils ont creusé des tunnels et les ont mises au jour. Certaines disaient… (Il se concentra.)… I ZABETH II. Les Vortegornes semblent y attacher beaucoup d’importance.
— Ça ne pousse pas tout seul, les lettres géantes, fit remarquer Brocando.
— Peut-être que si. Qu’en savons-nous ?
Ils levèrent les yeux vers la Terre. Autour de sa base courait une route. Elle était plus large qu’une route dumiie. Pourtant, dans l’ombre de cette prodigieuse muraille, elle semblait plus étroite qu’un fil.
— Qui a des informations sur les Vortegornes ? s’enquit Forficule. J’ai lu des choses sur leur compte, mais je ne me souviens pas d’en avoir jamais vu.
— Ils ressemblent aux Dumiis, mais sans leur bon goût et leur passion légendaires, répliqua Brocando.
— Merci, fit Fléau avec le plus grand sérieux.
— En tout cas, vivre tout le temps sur du métal doit vous donner un point de vue très sombre, voire mystique, sur la vie, supputa Forficule.
— De quel côté sont-ils ? s’inquiéta Brocando.
— Duquel ? Le leur, je suppose, comme tout le monde.
Les moizes allaient et venaient sans but précis, comme s’ils espéraient quelque chose.
— J’imagine que nous attendons de grimper là-haut, fit Brocando. Mais comment va-t-on faire ?
— Les patrouilles dumiies ont fait tout le tour de la Terre sans trouver de voies vers l’intérieur, reconnut Fléau.
Forficule, qui inspectait les hauteurs en plissant les yeux, annonça :
— Ah, je crois que tout le secret réside dans ce remarquable dispositif.
Au-dessus d’eux, on distinguait une tache bougeant le long de la paroi. Elle grandit lentement pour devenir une large plate-forme glissant le long du bronze. Ils pouvaient apercevoir des têtes regardant par-dessus bord.
Quand elle toucha terre auprès de la meute, Forficule vit qu’il s’agissait d’un simple carré façonné à partir de planches de poils et ceinturé par un bastingage. Quatre chaînes de bronze, une à chaque coin, montaient vers les brumes. Un homme se tenait à chaque angle. Chacun d’eux était aussi grand que Fléau. Ils étaient coiffés de casques, revêtus d’armures de bronze martelé et portaient au côté de longs glaives de bronze. Leurs boucliers de bronze étaient ronds comme la Terre de la Grand-Porte, et leurs cheveux avaient la même couleur que le métal. Ils avaient des barbes courtes taillées en carré, et leurs yeux gris restaient posément fixés sur le vide devant eux. Trop de métal, songea Forficule. Ça vous rentre dans l’âme.
— Hem, chuchota Brocando tandis qu’on les poussait vers la plate-forme. Tu n’aurais, euh, pas remarqué ni entendu qu’on… Comment dire ? Qu’on nous suivait ? Je ne sais pas… Ton chef, par exemple ? Le grand costaud ?
— Aucun signe depuis notre départ de la Trame, répondit Forficule. J’ai regardé et écouté avec la plus grande attention.
— Oh la la…
— Mais non. Ce sont d’excellentes nouvelles. Ça signifie qu’il est par là, quelque part. Si j’avais vu ou entendu quoi que ce soit, je saurais que ce n’est pas Glurk. C’est un chasseur, comprenez-vous…
— Argument pertinent. Ouilleuuu !
Un fouet cingla les jambes de Brocando tandis que les moizes conduisaient leurs montures nerveuses vers les planches.
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